Bob Dylan: toujours vivant

Dylan: imparfait mais intense. Photo Wikimedia Commons.

On reproche à Bob Dylan de chanter de façon inintelligible. Je ne l’ai jamais trouvé si audible que vendredi soir, au Centre Bell. On trouve qu’il fait impasse sur nombre de ses classiques. Je ne crois pas en avoir eu autant dans un concert de seulement 15 titres. On rapporte qu’il a parfois l’air d’un type sur le pilote automatique. Rarement l’ai-je vu aussi fringant qu’hier.

Par Philippe Rezzonico

On dit qu’il a évacué toute trame mélodique de ses monuments, préférant le blues à la pop-folk. C’est en partie vrai, mais c’est dû principalement au fait qu’il n’a plus la voix de ses 20 ans. Pas rare, à 71 berges… À l’arrivée, Dylan a peut-être bien livré son meilleur spectacle à Montréal depuis dix ans.

Bien sûr, c’est ma vision de Johanna. Pardon… ma vision des choses. Remarquez, je l’ai quand même vu neuf fois durant cette période. Mais à chacun ses paramètres pour décortiquer les performances du légendaire bonhomme qui refuse de se faire photographier lors de ses spectacles.

Vous et moi n’avons peut-être pas vu les mêmes choses ni apprécié de la même façon cette prestation. À chacun son Dylan. Ce fut même vrai pour les collègues, à en juger par l’état des lieux selon mes confrères de plume Sylvain Cormier, Alain de Repentigny, et Bernard Perusse. Le spectre des critiques semble être aussi large que vaste est le catalogue musical de Dylan.

Flanqué de ses formidables musiciens, His Bobness était pourtant en vie comme on le voit rarement. Même sa première chanson (I’ll Be Your Baby Tonight), parfaitement reconnaissable d’entrée de jeu, ressemblait à une invitation.

Elvis Dylan

Quand il a livré Things Have Changed, debout, jambes écartés, et prenant le pied de micro à bras-le-corps, je me disais qu’il n’avait jamais aussi bien imité les poses d’Elvis. On le voyait sourire aux spectateurs des premières rangées. Dans les faits, j’étais assis trop loin pour m’en rendre compte, mais j’en suis sûr… Il affichait la même fougue que l’été dernier, quand je l’avais vu dans le Covention Hall, sur la plage d’Asbury Park. Un peu comme s’il était dans une meilleure forme qu’il y a sept ou huit ans. Ce qui est vrai.

La forme, elle était de haut niveau dès que son harmonica se faisait entendre, déchirant l’air comme un éclair tombé du ciel. Non, il n’a pas joué Rollin’ and Tumblin’, mais bien Thunder On the Mountain durant laquelle il s’est payé un long solo de piano digne de Johnnie Johnson, le défunt pianiste de Chuck Berry. Forgetful Heart, avec les lumières tamisées, a également eu droit à une finale à l’harmonica chromatique du tonnerre.

Et il avait faim, Bobby. Il est indiscutable que sa voix est éraillée et qu’il n’a plus un timbre aussi joli que son contemporain McCartney ou que celui de Leonard Cohen, pourtant plus âgé que lui. Ainsi va la vie… Ce ne sont pas tous les chanteurs qui interprètent de la même façon, plus de cinq décennies après leurs débuts. On l’a vu durant Tangled Up In Blue, quand Dylan essaie de faire comme dans le temps et de pousser le refrain à la limite. Limites, comme ses capacités vocales d’aujourd’hui.

Donc, il fait avec. Et nous aussi. C’est pour ça qu’il chante Like a Rollin’ Stone au moins deux octaves plus bas. Plus capable de lâcher le : « How does it feeel!!! » Donc, ça devient : « How does it… (pause) feel ». Et la mélodie est forcément transformée. Comme elle l’est pour Blowin’ in the Wind, mais cette fois, les arrangements ne sont rien de moins que somptueux. Une grande chanson reste une grande chanson.

Puissance et intensité

Mais ce que l’on perd au plan mélodique, on le gagne en intensité. Comme en chimie, rien ne se perd, rien ne se crée. Il fallait entendre la mâche dans la voix de Dylan durant Tweedle Dee & Tweedle Dum qui est une véritable cavalcade rockabilly. Il fallait noter la gravité du ton durant une fa-bu-leu-se Desolation Row, où la noirceur du texte était contrebalancée par une musique mélodieuse – eh oui –,  générée par un piano au son presque aussi cristallin que les cordes des guitaristes Charlie Sexton et Stu Kimball.

Le plat de résistance, à mes yeux, était toutefois Ballad of a Thin Man, menaçante et carrément hypnotique, quand la voix de Dylan résonne comme un écho dans son micro. Géant. Pensez-y… Avec la fiévreuse Highway 61 Revisited, ça faisait quatre chansons tirées du mythique album de 1965 du même nom entendues le même soir.

Oui, comme à tous les shows de Dylan, il y a des spectateurs qui souhaitent qu’il livre la totalité de son Greatest Hits de 1967. Ça n’arrivera pas. Ça n’arrivera plus. En fait, ce n’est jamais arrivé.

L’impasse de Mark

Parce que Bob, il vit au présent. D’ailleurs, quelle claque que cette offrande d‘Early Roman Kings  – tirée du dernier-né, Tempest. Bien plus blues sale et pesant que sur l’album. Et, oui… Dylan joue encore All Along the Watchtower dans une mouture plus proche de la relecture de Hendrix que de sa propre version.

À l’arrivée, je lui pardonne ses écarts mélodiques bien plus que je pardonne à Mark Knopfler sa sélection de chansons. Accompagné d’un groupe de musiciens aussi exceptionnels que ceux de Dylan – mais qui naviguent dans les eaux celtiques – Knopfler a démontré qu’il avait encore une bonne voix, un doigté sans faille sur sa six cordes et une tonalité que l’on reconnaît à des lieux. Une magnifique prestation, riche et colorée.

Mais peu importe où tu te trouves dans ta phase créative, tu ne dois jamais oublier ce qui t’a rendu célèbre. Et un seul titre de Dire Straits (So Far Away) pour dix chansons de ta période individuelle, c’est nettement sous le minimum syndical.

Rendu là, j’aime mieux mon Dylan. Éraillé et vieillissant, certes, mais totalement investi.