MELBOURNE – Cela a commencé avec l’achat de billets lors d’une nuit du mois de novembre. En fait, ça commence toujours avec l’achat de billets, mais quand ça se produit dans la nuit, ça veut simplement dire que la destination finale n’est pas dans le même fuseau horaire que New York ou Boston.
Par Philippe Rezzonico
Deux mois plus tard, première escale de ce trio de concerts de Bruce Springsteen et de son E Street Band en Australie, au AAMI Park, de Melbourne. Suivez le guide.
Mercure à 26 Celsius, plein soleil et gazon bien vert autour du AAMI Park, stade de Melbourne. Difficile de trouver mieux pour un 2 février. Situé sur le boulevard olympique, le stade AAMi ParK est se situe au sud-est du centre-ville de Melbourne, à distance de marche de l’aréna Rod Laver, où sont disputés les Internationaux de tennis d’Australie, de l’aréna Margaret Court et du Melbourne Cricket Ground. On relie ce magnifique parc olympique de façon écologique, en tram, en moins de dix minutes, de l’intersection de Flinders Street et du Square de la Fédération.
En faisant la queue afin d’avoir accès au-devant de la scène, je me disais que pour cette tournée, je prendrai ce que Springsteen voudra bien me donner. Avec une série de shows insensés oscillant entre trois et quatre heures vus en Amérique du Nord en 2016, là, je n’espère rien d’autre que du plaisir. Je ne cours pas après une chanson rare ou quelque chose du genre.
Et puis, après 30 ans de spectacles repartis sur 4 décennies, comment pourrais-je raisonnablement espérer entendre quelque chose du catalogue de Springsteen – ou de ses contemporains – que je n’ai jamais entendu?
En discutant avec d’autres spectateurs avant le show, on s’attendait tous à New York City Serenade en ouverture, comme partout ailleurs depuis la fin de la tournée américaine de l’an dernier ou le début de celle-ci en Australie.
Mais Springsteen est imprévisible à plusieurs points de vue. Pour ce spectacle, le groupe australien Jet – qui a obtenu le succès planétaire de 2001 Are You Gonna Be My Girl? – reprenait du service après plus de six ans de pause… en première partie. Sauf lors d’un spectacle collectif ou caritatif, je n’avais jamais vu de groupe de première partie à un show de Springsteen. Les Australiens semblaient un peu rouillés, mais ils ont livré la marchandise.
Springsteen est aussi imprévisible dans ses sélections de chanson. On attendait New York City Serenade avec cordes? Non. Le Boss arrive avec sa guitare en bandoulière et déclare que les « Américains gênés que nous sommes… » ont une lettre à envoyer à leur nouveau président. Donc acte et version acoustique de Don’t Hang Up, du groupe The Orlons, qui remonte à 1962. Nous ne sommes même plus au niveau des raretés. Ça, c’est de l’inédit pur.
Après Don’t Hang Up, l’attaque toutes guitares dehors envers le nouveau président se poursuit avec American Land et Springsteen qui hurle : «l’Amérique est une terre d’immigrants!»
Cette chanson, que je trouve souvent une occasion ratée quand elle est offerte durant les rappels, fut une impensable bombe dans le contexte. Jamais été aussi content de l’entendre. The Ties That Bind et No Surrender sont ainsi devenus, par ricochet, des brûlots à saveur politique. Énergie différente qu’à l’habitude. The Promised Land et – surtout – Glory Days, jouées si tôt dans le spectacle, ont placé le concert en mode festif.
On a quand même eu droit à New York City Serenade, moment d’émotion gigantesque presque à mi-chemin du set principal, suivie par une immense Atlantic City chantée au parterre comme si c’était Hungry Heart. Avec Johnny 99 et Murder Incorporated en mouture char d’assaut par la suite, cette séquence a fait chavirer les purs et durs.
Entendre The River, Down Under, comme le veut l’expression, ça fait quelque chose. Mais pas autant que I’m On Fire, dans le pays dans des bushfire. Spectacle d’été sous un ciel magnifique, Bruce a fait la fête avec l’enchaînement de Mary’s Place – « On est si déprimés, on a besoin de votre attitude australienne », Darlington County et Working On the Highway. Des chansons pas essentielles dans un spectacle d’aréna au mois de février en Amérique du Nord, mais totalement appropriées pour un concert estival.
Et dieu que le texte de Badlands, écrite dans les années 1970, s’applique bien à un président élu pas loin de chez nous de nos jours. Elle a plus torchée que d’habitude.
Long Walk Home, le chef-d’oeuvre de Bruce des années 2000, offerte en acoustique au début du rappel a été bouleversante. « Je l’ai écrite du temps de l’administration Bush. Elle est encore d’actualité ».
Et si tout le monde veut entendre Born To Run – ça va de soi – c’était particulier de la chanter avec des amateurs de « 21 pays différents au parterre » a déclaré Springsteen avant de l’interpréter. Des infos que l’équipe du Boss a pu noter en tenant compte des pays d’achat des billets. Américains, Anglais, Allemands, Canadiens, Français, Belges, Italiens, etc…. Springsteen a nommé toutes les nationalités représentées.
Sans surprise, presque tous des pays de l’hémisphère Nord. Nous sommes visiblement plusieurs à avoir eu la même idée: échapper à nos hivers et voir Springsteen dans le sud. Dans mon cas, on ajoute le désir de célébrer mon anniversaire au chaud…
Mais les « woo-ooh-oo » de la fin de Born To Run étaient bien qu’un groupe de purs et durs qui interprétaient une chanson-fétiche. C’était les Nations-Unies version Springsteen, cette nouvelle « résistance américaine » comme il dit, qui tentait de se faisait entendre jusqu’à dans l’hémisphère Nord.
Opération réussie, du moins, de notre point de vue. Un concert court – selon les standards de Bruce, mais une prestation de 2h50 intense et jouissive, qui m’a rappelé celle du Centre Bell en 2003.
Le carré d’as de légende
Quelques jours plus tard (7 février), après un deuxième spectacle à Melbourne (j’avais quitté la ville), le E Street Band se produit à Sydney, au Qudos Bank Arena. Équivalent du Centre Bell, pour nous.
« Hey you! »
J’ai mis une seconde à réaliser qu’on s’adressait à moi sur l’immense place du parc olympique des Jeux d’été de 2000. Personne ne me connaît à Sydney. Pourtant, en m’avançant vers le monsieur d’une soixantaine d’années, je le reconnais.
« Bonjour. Nous étions au parterre avancé lors du premier show, à Melbourne, me dit le monsieur (Carl), en me serrant la main. Je t’ai reconnu à ton chapeau. »
Bon. Je ne suis pas connu à Sydney, mais on y reconnaît mon chapeau comme à Montréal.
On jase avec sa femme et un autre couple d’amis à lui, des Américains de San Diego, avant d’entrer dans l’aréna spacieux comme pas un. Quelques minutes avant le début du spectacle, je me disais que je n’ai pas d’habitude d’aller voir deux shows no 1 (le premier dans chaque ville), sans voir le numéro 2. Je présumais donc que j’allais peut-être avoir droit à un spectacle pas mal similaire au premier de Melbourne.
Sentiment renforcé après l’ouverture toujours magique de New York City Serenade, puis, American Land, The Ties That Bind et No Surender. Mais cette impression c’est vite dissipée, en raison d’une ferveur à la hausse de Springsteen qui trouvait la foule un peu froide début de show. Tous les spectateurs assis dans leurs sièges durant Out in the Street, moi aussi, j’étais un peu étonné, même si la foule interprétait la chanson à pleins poumons.
C’est peut-être pour ça qu’il a surfé sur la foule durant Hungry Heart, ce que je ne l’avais pas vu faire depuis plus de deux ans. Et il a saisi le carton du gars qui demandait Long Tall Sally. Excellente occasion de garder tout le monde debout, une chanson de Little Richard. Incendie.
Et Bruce, il s’adapte. Certains spectateurs préfèrent rester assis? O.K. On va faire dans l’intense. Une géante Darkness On the Edge of Town a fait vibrer tout le monde, aussitôt suivie d’une dramatique American Skin (41 shots) – liée au meurtre d’un immigrant à New York il y a près de 20 ans – et d’un brûlot qui a pour nom Youngstown.
Puis, des doublés coup de poing: Candy’s Room et She’s the One, ainsi que Downbound Train (en Australie, ça prend un autre sens) et I’m On Fire.
D’ordinaire, les classiques connus de tous, ça émeut un peu moins les vieux routiers dans mon genre, même si on veut encore les entendre. Mais il y a la manière. Après l’explosion habituelle de Badlands, ça pouvait être Land of Hope and Dreams ou Thunder Road. Je scrute la guitare (selon telle ou telle Fender, je sais que ce sera telle ou telle chanson), mais, plus besoin, dès que je vois l’harmonica dans ses mains.
Thunder Road, comme d’habitude, m’émeut. Rendu là, quelle sera la chanson en rotation du début du rappel? Pas Jungeland, que la trentenaire à mes côtés espère très fort. Sprinsteen fait rarement le doublé, sauf dans les shows où il joue l’album Born To Run au complet.
Pourtant, le Boss se met dos à nous et tend les bras de chaque côté (Soozie Tyrell au violon et Roy Bittan au piano), signal que Jungleland s’en vient. L’aréna chavire dans le bonheur. Performance homérique de Jake Clemons qui joue désormais le solo de saxophone de 3 minutes aussi bien que son défunt oncle Clarence.
Et là, par contre, on sait que Born To Run s’en vient. J’avais déjà eu ces quatre chansons que je considère comme le carré d’as de légende, ensemble, dans trois ou quatre shows en 30 ans. Mais, de mémoire, jamais en séquence dans un seul. Il aura fallu traverser la planète pour avoir eu droit à ça. Pour une virée d’anniversaire, ce n’est pas rien.
En raison de l’humidité élevée à Sydney et d’une climatisation minime dans l’aréna (on ne gèle pas comme en Amérique), nous sommes pas mal tous sorti de là en sueur. Comme il se doit.
Et puis, non, ce ne fut pas le même show qu’à Melbourne, même si c’était un «numéro 1». Onze chansons différentes. Avec Springsteen, ce n’est jamais pareil.
Le rendez-vous avec l’histoire
Nommons ce concert du 11 février « le sens de l’histoire ». Springsteen a toujours su reconnaître le lieu où il donnait des spectacles. Parfois, dans des stades et des arénas mythiques. Mais parfois, dans des lieux qui le sont tout autant, comme Hanging Rock.
Je n’ai pas douté une seconde qu’il allait amorcer le spectacle autrement qu’avec New York City Serenade. Ne fut-ce que pour faire une déclaration d’intention et démontrer que, justement, nous sommes ici et surtout pas ailleurs.
Mais je ne m’attendais pas à une version guitare-voix de The Promised Land. Pourtant, ici, ça prenait tout son sens. Même pour les Australiens, assister à un spectacle à Hanging Rock impose un déplacement supplémentaire (70 kilomètres, une heure et demie de route au nord de Melbourne). Imaginez pour les amateurs venus d’outre-mer.
Cette chanson, pour moi, symbolise depuis toujours le lieu vers lequel je me dirige pour voir le E Street Band. Et de l’avoir comme ça, toute nue, ce fut émouvant. Springsteen n’avait pas le goût de faire dans la redite en regard des shows précédents. Explosion dès la troisième chanson avec Badlands. Quand il sort de tels chevaux de bataille si tôt, on sait qu’on est en mode « tout peut arriver ».
Et le Boss avait le goût de ramasser des demandes spéciales (cartons). Sur l’un d’entre eux, il y avait d’écrit: Growin’ Up or Blinded… » Je me doutais un peu qu’il allait opter pour Growin’ Up, d’autant plus qu’il a joué deux ou trois fois Blinded By the Light l’été dernier. La première chanson de son premier album qui a été interprétée… Quoi? Une douzaine de fois depuis 30 ans? Il ne pouvait pas la refaire.
Formidable, incidemment, cette version de Growin’ Up avec tout le bla-bla sur sa jeunesse qui l’entourait. Puis, surprise, Bruce reprend la même pancarte et pointe Blinded… au band. C’est quand même incroyable. J’ai mis trente ans de tournée pour l’entendre une première fois (à Foxboro, en septembre 2016) et là, j’y ai droit deux fois en cinq mois.
Et puis Spirit in the Night qui suit pour un tiercé du premier disque (1973). Et I’m Going Down (autre carton). Et une The River intense, comme pour rappeler que cette tournée portait encore ce nom. Et Glory Days en embuscade, ni avant le rappel, ni durant le rappel. Juste là, parce que « c’est là » (comme dirait Reggiani) que ça doit faire boum.
Avec Badlands tout en haut, j’étais sûr que Rosalita (Come Out Tonight) allait être de la partie. En effet, elle y fut. Quoique j’attendais une autre chanson (Thunder Road ou Land of Hope and Dreams) avant le rappel. Une heure et 55 minutes avant le dessert, c’est un peu juste selon les standards de Springsteen.
Mais il y avait une raison. Une autre pancarte demande spéciale: Jungleland, là, à l’air libre, désormais dans l’outback australien plongé dans le noir. L’envolée lyrique de trois minutes de Jake a dû être entendue jusqu’à Melbourne. Le sens de l’histoire, disais-je plus haut.
Après l’enfilade du trio de choc (Born To Run, Dancing in the Dark, Tenth-Avenue Freeze-Out) et la festive Shout, il n’y avait plus aucun doute dans mon esprit: Thunder Road allait boucler la boucle.
Euh… Non. Springsteen annonce que la prochaine chanson est la dernière chanson et c’est Bobby Jean qui s’y colle. Mélodie imparable, mais pour conclure un show sur ce site, ça me semblait un peu mince. Ce n’est pas le Springsteen qui a le sens de l’histoire, ça.
La chanson se termine, les boys quittent, mais le Boss reste sur place. « Une dernière pour Hanging Rock! » Et il se fait amener la guitare et l’harmonica. Non seulement on va avoir Thunder Road, mais on va l’avoir en guitare-voix.
Ouverture avec la chanson emblématique du lieu de tournée où l’on va (la Terre promise), conclusion avec la chanson qui nous y mène (la route du tonnerre). Les deux dans leur plus simple expression, pour que le poids des mots soit encore plus marquant.
Le sens de l’histoire jusqu’au bout et un cadeau exceptionnel pour ceux et celles qui se sont déplacés jusqu’au au bout du monde pour voir et entendre ça.