Bruce Springsteen à Jersey et NY: larmes de deuil, larmes de joie

Bruce Springsteen et Max Weinberg. Photo Creative Commons.

Avais-je le droit ? Devais-je ? Je me suis posé la question cent fois. Était-ce légitime d’avoir du plaisir lors d’un voyage aux États-Unis – planifié depuis des mois – qui comprenait deux spectacles de Bruce Springsteen quelques jours après le départ de ma mère ? Tous les copains proches on dit « oui », sans hésitation, sachant que ça ne pouvait me faire que du bien dans le contexte. Mais le voulais-je ?

Par Philippe Rezzonico

J’ai finalement pris la route du tonnerre en me disant que d’être à l’extérieur du pays allait être salutaire, de toutes façons. Mais lorsque je suis entré dans le Izod Center à East Rutherford, ce mercredi 4 avril, les hésitations étaient toujours là.

Pensez-y… Quand Bruce et son band sont montés sur scène sous les hourras de la salle comble, j’avais les mains dans les poches de ma veste. Une anomalie, faut avouer. Probablement parce que je redoutais certaines de mes réactions. Et ça n’a pas tardé.

We Take Care of Our Own, chanson d’ouverture du spectacle depuis les débuts de la tournée Wrecking Ball le 18 mars à Atlanta, m’a rentré dedans comme je m’y attendais. Prendre soin des miens, ça fait trois ans que je ne fais que ça. En 2009, 2010 et 2011 lors d’un conflit de travail qui s’est éternisé, puis, en chevauchement, en 2010, 2011 et 2012, relativement à la santé déclinante de ma mère. J’avais beau avoir entendu la chanson sur disque et vu son interprétation à la télévision, dans une salle de spectacle, l’impact est décuplé. Et ça a fait mal.

Wrecking Ball, qui a pris de la fougue de la puissance depuis sa création à l’ancien stade des Giants en 2009, a mieux passé la rampe, mais The Ties That Bind, une chanson avec des liens de cœur, m’a fait réaliser que je n’allais pas pouvoir échapper longtemps à mes tripes. Le coup de grâce est survenu dix minutes plus tard quand Springsteen a offert une version magnifiée de My City of Ruins.

Tous présents

C’est durant cette chanson qui a eu un écho monstre à la suite du 11 septembre (New York) et de l’ouragan Katrina (La Nouvelle-Orléans) que le Boss présente un à un les membres de ce E Street Band élargi, que l’on pourrait désigner comme étant le E Street Sessions Band.

Et c’est après les présentations d’usage qu’il lance : « Est-ce qu’on oublie quelqu’un ? » Sans nommer ses amis disparus (Danny Federici en 2008 et Clarence Clemons en 2011), Springsteen ajoute : «  Si nous sommes ici. Si vous êtes ici. Ils sont ici. » Là, soyons francs. J’ai fondu en larmes et j’ai envoyé un baiser de la main vers le plafond. Curieusement, ça a fait du bien. Si les potes à Bruce étaient là, et bien, ma mère aussi…

A 62 ans, le Boss tient encore une forme du tonnerre. Photo d'archives.

C’est un peu comme si le verrou avait sauté. Comme si Springsteen disait à tous ceux qui ont perdu des êtres chers : « Amusez-vous pour ceux qui ne peuvent plus le faire. » Ça m’a permis de lâcher un « Yes ! » quand j’ai entendu la batterie qui annonçait la rarissime Candy’s Room, qui fut décapante. Ça m’a permis de savourer cette version époustouflante de Johnny 99 qui se termine avec tous les membres de la section de cuivres à l’avant-scène et d’écouter avec attention les paroles de la puissante Jack of All Trades, l’une des meilleures chansons de Wrecking Ball.

Et lorsque l’harmonica a annoncé The Promised Land, j’ai finalement fait tomber la veste. Après tout, comme le disent les paroles, il était temps que je fasse un homme de moi. J’ai eu ma récompense. Ma terre promise, je l’ai eu tout de suite après.

La plus belle

Thunder Road sera à jamais ma chanson favorite de Springsteen, Born To Run n’est pas loin de l’histoire de ma vie, mais rayon beauté pure, Racing In the Street me bouleverse comme aucune. Quand les premières notes se sont faites entendre, cette fois, j’ai eu la réaction habituelle que je dois avoir. Ravagé de bonheur.

L’arrivée surprise de Trapped en amorce du premier rappel – c’était la nouvelle Rocky Ground à cette position depuis le début de la tournée -, et la première de Ramrod, tout le reste fut du bonbon.

Restait donc l’hommage à Clarence dans Tenth Avenue Frezze-Out. Quand la musique s’arrête après la phrase «  …And the Big Man join the band ! » et que commencent à défiler les images de Clemons sur une période de 40 ans, alors que la foule hurle à tout rompre.

Une façon extrêmement lumineuse de souligner son apport, mais diablement émotive pour quiconque ayant vécu une perte récente. Ouf! Comme on dit… Suis sorti du Izod néanmoins dans un bien meilleur état d’esprit que je n’y étais entré, sans toutefois avoir apprécié autant que d’ordinaire ce grand cru.

Le MSG

Deux jours, quelques promenades et événements partagés avec une demi-douzaine d’amis plus tard, l’état d’esprit était complètement différent avant le spectacle du Madison Square Garden. En fait, j’espérais y retrouver l’ambiance délirante du dernier show de Springsteen que j’avais vu là, soit celui proposant l’intégrale de l’album The River, à l’automne 2009.

C’était évidemment impossible – c’est le meilleur show que j’ai vu de ma vie – , mais Bruce et ses amis avaient décidé de faire la fête en ce vendredi de Pâques. J’ai compris que ça n’allait pas être We Can Take of Our Own en ouverture quand les lumières ne se sont pas éteintes à l’arrivée du E Street Band sur scène, mais je n’attendais pas Badlands.

Déflagration totale ! Comme si quelqu’un avait donné un coup de pied dans une immense ruche. De la fosse au dernier balcon, la frénésie. Surtout quand Jake Clemons, le neveu de Clarence, a offert le solo de saxophone comme si c’était Clarence lui-même qui le jouait. Bruce et Steve le chantent ensemble : « That It ain’t no sin to be glad you’re alive ! » En effet.

Et toutes les chansons en alternance – autre que les nouvelles compositions – étaient du même ton durant les 45 premières minutes, avec la livraison incendiaire de Out in the Street et celle, abrasive, de Murder Incorporated.

Clin d’oeil au passé

En raison de la sélection – qui comprenait aussi American Skin (41 Shots) – on avait l’impression d’être à la fin de la tournée des retrouvailles de 1999-2000. Sentiment renforcé par l’interprétation spontanée d’une rareté du coffret Tracks, Lion’s Den. Elle n’a été livrée que quatre fois dans l’histoire, la dernière, justement en 2000.

Tellement rare, que l’un de mes amis présents dans le MSG – un gros, gros fan du Boss – m’a envoyé un texto sur-le-champ pour me demander de quelle chanson il s’agissait. Bien content de voir que ma mémoire ne m’a pas fait défaut…

Le pot-pourri tiré du spectacle de l’Apollo –  The Way You Do The Things You Do et  634-5789 – a particulièrement fait mouche dans le MSG, quand Bruce, Patti, leurs choristes et même Jake s’avancent au devant de la scène, uniquement armés de leurs micros.

Jake livre la marchandise

Le « Little Big Man » remplit sérieusement sa part de contrat. S’il n’est pas aussi massif que son oncle, il est quand même plus grand et plus gros que Springsteen, ce qui apporte une familiarité toute naturelle quand il joue à ses côtés. Non, ce ne sera plus jamais comme avec Clarence, mais comme disent les engliches, the « Next Best Thing » livre les solos de Born To Run, The Promised Land et consorts à la note près.

Points forts de cette perfo de deux heures et 53 minutes : cette interprétation fabuleuse du public durant les premiers couplets de Thunder Road. Springsteen, qui avait ralenti son phrasé durant des années, était constamment en décalage avec la foule. Désormais, il la redonne pleinement à ses fans qui la chantent comme sur le disque des années 1970. Géant.

Aussi, cette version déjantée de Kitty’s Back, la chanson ayant le plus d’effluves jazz du catalogue de Bruce et cette Dancing in the Dark, où la mère de Springsteen, Adele, âgée de 87 ans, est venue danser avec son fils sur les planches. Loin d’être chaviré par cette vision qui aurait pu m’anéantir, j’étais follement content de voir Springsteen s’amuser avec sa mère. Profites-en mon Bruce…  Fais-le pour ceux qui ne peuvent plus le faire.

http://www.youtube.com/watch?v=_KEm9Dk9dwM&feature=related

Tenth Avenue Frezze-Out ne fut pas, comme deux jours plus tôt, un rite de passage nécessaire, mais cette fois l’occasion de saluer à plein la mémoire de Clarence dans une ambiance de kermesse.

Dix minutes plus tard, quand nous quittons le MSG en direction de la 6e Avenue, la foule hurlait à tu-tête les « Wo-Ho-Ho-Ho-ho !!! » de Badlands entendus trois heures plus tôt, dans une communion indescriptible.

Et c’est à ce moment, alors que nous attentions de regrouper tous les copains devant le MSG, que j’ai envoyé un deuxième baiser vers le ciel en autant de jours. Mais cette fois, le sourire qui illuminait mon visage aurait probablement pu éclairer la lune.