FIJM : Hamasyan et Stetson, comme le calme et la tempête

Tigran Hamasyan/Photo Frédérique Ménard-Aubin/Courtoisie FIJM

Tigran Hamasyan/Photo Frédérique Ménard-Aubin/Courtoisie FIJM

Il y a de ces affiches au Festival de jazz qui n’annoncent pas vraiment à quel point le spectateur peut sortir d’une salle. Ce genre d’affiche où, à priori, il y a une complémentarité évidente entre deux musiciens. Du moins, sur papier. Mais sur scène. Rien n’est moins sûr.

Par Philippe Rezzonico

Sur papier, l’affiche commune qui présentait samedi soir à la Maison symphonique Tigran Hamasyan et Colin Stetson semblait aller de soi. Tigran, Arménien, est un pianiste. Colin, un Américain désormais domicilié à Montréal, est un saxophoniste et un clarinettiste. Disons que le piano et le cuivres, en jazz, ça va de soi.

On peut présumer que la majorité des spectateurs s’étaient procurés un billet pour aller applaudir Tigran en premier lieu. Le jeune pianiste qui a 30 ans cette semaine a séduit les mélomanes au cours de ans au FIJM avec quelques-unes des meilleures prestations au piano qu’il m’a été donné de voir.

La tempête Stetson

Par opposition, on peut présumer qu’un certain nombre de spectateurs connaissaient peu ou pas Stetson, sauf les plus jeunes qui sont familiers avec ses collaborations avec des groupes rock, notamment Arcade Fire, Tom Waits et Feist. Ceux-là ont fait le saut quand ce dernier a amorcé son programme avec ce qui ressemblait à un saxophone ténor. Je dis «ressemblait», car tous les instruments de l’Américain sont modifiés à divers degrés.

Adepte de la respiration circulaire – qui lui permet de souffler plusieurs minutes en continu -, Stetson propose un son qui a des affinités avec le vrombissement d’une moto ou le rugissement d’un éléphant, dans ce cas, quand il a en mains son saxophone basse qui donne l’impression qu’un ténor est un jouet. Je ne me moque nullement, ici. C’est exactement comme ça que l’on perçoit la chose. Quant à sa clarinette contrebasse, elle peut cogner comme un marteau-piqueur. Bref, ça décoiffe pour quiconque n’est pas prévenu.

Cela dit, Stetson a une démarche musicale bien claire. Ses sons, archi-puissants, reposent sur des rythmiques répétitives et des mélodies bien présentes. Le musicien est aussi un athlète de calibre olympique. Presque tous ses pièces duraient de dix à 15 minutes. L’exploit n’est pas que musical. Il est aussi d’ordre physique. Une tempête a soufflé sur la Maison symphonique.

Le calme avec Tigran

Quelques minutes plus tard, Tigran Hamasyan suit avec l’intention d’interpréter la matière essentielle de l’album An Ancient Observer, disque où sa virtuosité habituelle sur les ivoires et a droit, cette fois, à un support vocal et des compléments électroniques.

Après la tempête, nous avions droit au proverbial calme. Du moins, selon les standards d’Hamasyan. Toujours concentré et penché sur ses ivoires comme s’il voulait les caresser de sa tête, l’Arménien a navigué dans une forme de classicisme qui n’avait de moderne que ses ajouts vocaux et électroniques, certains évoquant des nappes d’orgues. C’était de mise dans cette salle.

The Cave of Rebirth a donné lieu à une série d’arpèges vifs qui ont démontré que le pianiste n’avait rien perdu de sa dextérité, mais Etude no.1 et Markos and Markos ont essentiellement permis au pianiste de faire la démonstration que les compositions de son plus récent disque qui fouille les racines de l’Égypte et de son propre héritage sont majoritairement contemplatives.

Bref, un concert de haut niveau technique, mais jusque-là, bien loin des explosions auxquelles Tigran nous a habitués au cours des ans. Et puis est venu Nairian Odyssey. De 11 minutes sur disque, cette odyssée en a durée presque le triple (27 minutes) en concert et le pianiste s’est éclaté comme jamais : montées en puissance, ruptures de tons et de formes, apport vocal, technique phénoménale – mains croisées -, changements d’univers au point que nous avions droit au calme et à la tempête à quelques instants d’intervalle.

Nos yeux étaient rivés sur son clavier ou ses doigts chevauchaient les touches comme autant de chevaux qui sautaient au-dessus du motif rythmique. Maîtrise totale et fulgurance au menu. Le genre de moment d’éternité où un artiste se trouve dans une zone où tout peut arriver. Une demi-heure de pur jazz.

Après cet exploit musical, Tigran a salué et il a repris de plus belle avec une version de Someday My Prince Will Come qui n’avait rien à voir avec celle de feu Miles Davis ou de Bill Evans. À peine si on a reconnu la mélodie. Mais le jeu au piano était encore complètement inspiré. Comme l’ensemble de cette soirée.