Four Tops et O’Jays : la soirée «notre moins un»

Eddie Levert et Eric Nolan Grant. Même sans un membre, le surnom « mighty» était tout à fait approprié. Photo Victor Diaz-Lamich/Courtoisie FIJM

Eddie Levert et Eric Nolan Grant. des O’Jays. Même sans un membre, le surnom « mighty» était tout à fait approprié. Photo Victor Diaz-Lamich/Courtoisie FIJM

Ma collègue Émilie Perreault, journaliste culturelle au 98,5 FM, présente occasionnellement à l’émission de Paul Arcand une critique d’un spectacle qu’elle a vu la veille avec un collègue ou une personnalité. Elle appelle ça, sa chronique « mon + 1 ».

Par Philippe Rezzonico

Hier, le programme double mettant en vedette les Four Tops et les O’Jays au Festival de jazz aurait pu se nommer « notre moins un », en ce sens que les deux groupes se sont présentés sur la scène de la salle Wilfrid-Pelletier privés d’un membre. Ce n’est pas drôle de vieillir, comme disait ma mère…

Il était 19h40 quand la voix de Abdul «Duke» Fakir s’est fait entendre dans la salle. C’est lui-même qui a annoncé que Lawrence Roquel Payton, fils de Lawrence Payton, un des trois membres originaux décédés des Four Tops, ne serait pas de la partie. Et Fakir, Ronnie McNeir et Harold Bonart sont apparus dans les secondes suivantes pour entonner The Show Must Go On.

Les Four Tops ont beau avoir donné des spectacles sous l’appellation The Tops à la fin des années 1990, après le décès de Lawrence Payton en 1997, disons que c’était assez bizarre comme image. Des interprétations correctes de Baby I Need Your Lovin’ et de Bernadette ont laissé croire que la prestation allait être honnête, mais cela s’est gâté avec une It’s the Same Old Song qui, justement, ne ressemblait pas trop à It’s the Same Old Song.

Les arrangements musicaux étaient atroces – j’ai eu du mal à reconnaître  Shake Me, Wake Me (When It’s Over), faut le faire! -, les pas de danse pas vraiment synchronisés, Bonart n’a pas la fluidité ni le timbre émotionnel du défunt chanteur Levi Stubbs et la sélection était plus que discutable. Mack the Knife? In the Still of the Night (version Dion, période 1960; et non pas version vintage The Five Satins, années 1950)? My Way, sérieusement? Chantée en solo par Fakir qui n’est pas un soliste – il l’a même précisé à ceux qui l’ignoraient. Pourquoi pas faire 7-Rooms of Gloom ou Ask the Lonely plutôt?

Les Four Tops. Pardon, les Three Tops. Abbul Fakir, Harold Bonart et Ronnie McNeir. Phoot Victor Diaz-Lamich. courtoisie FIJM

Les Four Tops. Pardon, les Three Tops… Abbul Fakir, Harold Bonart et Ronnie McNeir. Photo Victor Diaz-Lamich. courtoisie FIJM

Et cette façon d’expédier Reach Out I’ll Be There, Standing In the Shadows of Love et I Can’t Help Myself (Sugar Pie, Honey Bunch) à la fin… Affligeant. Ce n’était déjà pas renversant lors du passage à Montréal il y 14 ans quand Fakir et Renaldo Benson représentaient encore 50 pour cent de ce groupe légendaire qui n’a pas connu de changement de personnel de 1954 à 1997. Mais il faut l’admettre, les Four Tops sont morts quand Stubbs n’a plus été en mesure de se produire sur scène après un infarctus en l’an 2000, huit ans avant sa mort.

Je l’avais écrit lors de l’annonce de ce spectacle. Les Four Tops, c’est maintenant un groupe de «covers». Et même pas bon, en plus…

Eddie vole le show

Durant l’entracte, les gens du FIJM m’apprennent que Walter Williams, l’un des deux chanteurs originaux des O’Jays, ne serait pas de la partie en raison d’une hospitalisation. Quand ça va mal…

Une éternité plus tard, dans un nuage de fumée carbonique, Eddie Levert et Eric Nolan Grant se sont pointés dans leurs habits rouges pour interpréter Ship Ahoy. Le tempo est lent, le chant est grave, l’atmosphère est dramatique et la musique épouse ses racines d’Afrique profonde. La chanson fait référence aux Noirs enlevés à des fins d’esclavage et transportés par bateaux en Amérique.

Tout ce qui ne fonctionnait pas avec les Four Tops est ici rodé au quart de tour : la voix de Levert, caverneuse au point qu’elle atteindra à un moment des notes basses à la Barry White, porte toute l’émotion des chansons, les arrangements sont fort réussis, et les deux chanteurs ne semblent pas avoir perdu leurs repères dans leurs déplacements, en dépit de l’absence de Williams.

Et ils sont là pour chanter des chansons des O’Jays, eux. L’interprétation de Time to Get Down, tirée du légendaire album Back Stabbers de 1972, et Livin’ For the Weekend le confirment rapidement. Pas de reprises discutables, ici. Nous sommes les O’Jays, le band de Philadelphie qui a fait époque, donc, on va vous faire de la Philly Soul.

Le doublé formé de Forever Mine et Darlin’ Baby avait tout pour arracher le cœur. L’absence de Williams nous fait perdre une couche de finition, certes, mais Levert a mis les bouchées doubles. Les O’Jays, c’est de la soul qui dégouline de sueur, mais aussi, les fondements du disco.

Quand le duo lance I Love Music, je suis téléporté 40 ans en arrière, comme lorsque j’étais un ado qui n’avait pas le droit d’entrer dans les clubs… mais qui y allait quand même. Et ça chante et ça danse du parterre au balcon. Autre triplé amoureux avec  notamment Stairway to Heaven – la version des O’Jays, pas la chanson de Led Zep – et puis « All aboard on the Love Train! »

Le Love Train. La chanson emblématique des O’Jays et l’un des symboles musical des années 1970. Le party absolu. Et deux fois plutôt qu’une.

« Vous la voulez encore? Allez. On la reprend », a lancé Nolan Grant, qui occupe depuis 22 ans le poste qu’occupait William Powell au sein des O’Jays, décédé d’un cancer des os en 1975 à l’âge de 35 ans. Putain de crabe.

Après une autre rassade de Love Train, on sort les chaises. « Mal de dos, mal de genoux », ironise Levert dont la condition physique digne d’un demi à l’attaque de la NFL – imaginez Earl Campbell, des Oilers de Houston – n’en laisse rien paraître. Une force de la nature, ce type.

The O'Jays. Photo Victor Diaz-Lamich/Courtoisie FIJM

The O’Jays. Photo Victor Diaz-Lamich/Courtoisie FIJM

Les O’Jays ont alors enchaîné dans un pot-pourri d’une exceptionnelle qualité : Message In Our Music, deux autres chansons de Back Stabbers (Sunshine, 992 Arguments), Survival, Now That We Found Love et plusieurs autres. On aurait souhaité des versions un peu plus longues, mais la cohésion était impeccable.

Enchaînement avec Back Stabbers et son interrogation-fétiche : « What they do? » Et on répond : « They smile in your face ». Le beat est fédérateur, la chanson n’a pas perdu une once de pertinence à notre époque.

On est dans une ambiance du tonnerre qui ne se dément pas une seconde avec Use Ta Be My Girl et For the Love of Money. C’est fou le nombre de grandes chansons que le groupe de Philadelphie a dans son répertoire, même si, comme me le faisait remarquer un collègue, le répertoire des Four Tops est plus connu.

En effet. Les Four Tops, comme les Supremes et les Temptations chez Motown, c’était de la grande pop de la jeunesse adolescente américaine des années 1960. Mais la musique des O’Jays était – et est toujours – une musique à forte connotation sociale qui peut encore transcender le monde en 2017. Surtout quand le chanteur d’époque affiche une voix et une forme de 30 ans plus jeune.