FrancoFolies 2015: Juliette Gréco, les mercis partagés

Juliette Gréco lors de son dernier passage à Montréal. Photo courtoisie FF/Victor Diaz Lamich

C’était quand, la première fois? Dans l’autre siècle, forcément. La première chanson entendue à la radio… Le premier disque… Le premier spectacle… Même la première entrevue, tiens. Nous avons tous un rapport différent avec Juliette Gréco selon notre âge, mais pour la majorité des amoureux de la grande chanson française, l’éternelle jolie même a toujours fait partie de notre paysage.

Par Philippe Rezzonico

Dimanche soir, à la Maison symphonique, le rapport n’était pas tout à fait le même. La légende est cimentée depuis des décennies, il nous restera toujours les disques – peut-être même des nouveaux à venir, elle l’a dit elle-même jeudi dernier -, mais finalité il y avait. Ce spectacle lors des FrancoFolies, c’était la Der des Der à Montréal.

Beau paradoxe, cette prestation était, à bien des égards, similaire à tant d’autres vues auparavant : même robe noir pour la grande dame, même coiffeur, même pianiste (Gérard Jouannest) et même accordéoniste (Jean-Louis Matinier). N’eut été du lieu (Maison symphonique) où elle ne s’était jamais produite, on aurait pu se croire à n’importe lequel des spectacles de Juliette Gréco vus à la salle Wilfrid-Pelletier ou au théâtre Maisonneuve depuis 10 ou 20 ans.

Car il ne fallait pas compter une seconde sur la principale intéressée pour marquer le coup du « dernier passage », y faire référence, ou le souligner à gros traits. Du tout. Pas son genre. Les conférences de presse comme celle de jeudi sont faites pour ça.

Ça m’a rappelé cette formidable prestation vue au théâtre du Châtelet, à Paris, le 7 février 2012, le soir de son 85e anniversaire de naissance. Aucun clin d’œil à la célébration du moment durant le spectacle. Si le public n’avait pas spontanément entonné un « Bon anniversaire ! » lors des salutations au rappel, un grand nombre des spectateurs présents dans la salle de la Ville-lumière ce soir-là n’auraient jamais su qu’il s’agissait d’un soir où le champagne était de mise.

Mais hier, presque tous les spectateurs présents à Montréal savaient de quoi il retournait. L’ovation qui a accueille la chanteuse m’a semblé un peu plus marquée que d’ordinaire avant une Bruxelles d’ouverture à la fois pimpante et gaillarde.

Juliette Gréco: joindre le geste à la parole. Photo courtoisie FF/Victor Diaz Lamich

Cela fait des lustres que Juliette Gréco chante la mort. Elle ne s’en formalise pas. Bien mieux, elle la taquine sans cesse. D’autant plus qu’elle était dans une forme resplendissante après avoir eu un coup de chaleur lors de son spectacle à Tadoussac ce week-end.

Après une interprétation bien sentie de Les vieux, elle déclare : « Celle-là est la résultante de l’autre », avant d’enchaîner avec un Tango funèbre qui n’en avait que le nom, tant l’offrande était espiègle et rigolote.

La livraison d’Amsterdam, géante et théâtrale; le charme irrésistible de La Javanaise, conclue comme d’habitude avec un baiser vers le ciel; la gestuelle de Jolie môme et l’apport sexy de Déshabillez-moi, ont provoqué le même effet qu’à chaque passage de la chanteuse. Avec Gréco, chant, musique et théâtre s’entremêlent.

Mais plus la prestation avançait, plus les applaudissements nourris au terme de chaque livraison se transformaient en salves de tonnerre et de bravos, cris à l’appui.

Un peu comme si chaque chanson qui s’ajoutait en était une de moins à entendre. Comme si chaque interprétation nous rapprochait de la fin. Comme si chaque titre de légende était l’occasion de l’écouter une dernière fois comme il doit être entendu, lorsque livré par celle qui a côtoyé et inspiré les géants dont elle a porté les mots à plusieurs générations.

Ce sentiment était palpable quand Juliette Gréco a amorcé ce qu’on pourrait nommer le dernier droit. Avec le temps, Je suis un soir d’été, Ces gens-là, La chanson des vieux amants… Des chansons graves ou aériennes, profondes et denses et, surtout, par-dessus tout, qui vont droit au cœur.

Quand elle a amorcé cette « conversation avec la mort » qu’est J’arrive, plus rien ne semblait bouger dans la Maison symphonique : le faisceau braquée sur elle, les notes en suspens, le crescendo, les paroles dramatiques, le ton apeuré, la finale avec les bras en croix devant le visage… Je ne suis pas sûr que quiconque ait respiré dans cette salle durant les quelque trois minutes de la chanson. L’explosion fut inversement proportionnelle au silence absolu de la foule. Les bravos se comptaient en minutes…

Jouannest, Matinier et Gréco: intensité à son comble. Photo courtoisie FF/Victor Diaz Lamich

Ne me quitte pas, plus incontournable que jamais, prenait un sens figuré qui dépassait bel et bien le contexte de la chanson. Après d’autres salves d’applaudissements et les gerbes de fleurs, Gréco, Jouannest et Matinier sont revenus pour Le temps des cerises, cette chanson au caractère révolutionnaire emblématique qui n’a jamais fait défaut à Juliette Gréco.

Et après? Une sortie de la grande dame comme tant d’autres. Sans chichi, avec le même sourire que l’on connaît depuis plus d’un demi-siècle en guise de remerciement. C’était ça, d’ailleurs, l’idée de cette tournée. Se dire merci de part et d’autre. C’est maintenant fait. Garçon? Champagne pour madame Gréco!