Jersey Boys : le théâtre de Frankie Valli

Frankie Valli et The Four Seasons. Photo courtoisie.

Le hasard a voulu que je voie Jersey Boys, le film de Clint Eastwood paru en 2014, quelques semaines avant Jersey Boys, le musical de Broadway créé en 2005, qui est de passage à Montréal pour une première fois cette semaine.

Par Philippe Rezzonico

S’il est évident que Eastwood a réalisé son film en respectant à la lettre la chronologie du spectacle, il est tout aussi clair que la production souvent didactique affiche une parenté plus marquée avec le théâtre que le musical au sens pur du terme.

Ne vous trompez pas, on chante à profusion dans Jersey Boys. Tous les succès d’importance popularisés par Frankie Valli durant les années soixante avec ses collègues Bob Gaudio (piano, composition), Tommy De Vito (guitare) et Nick Massi (basse) s’y trouvent : Sherry, Big Girls Don’t Cry, Walk Like a Man, Rag Doll, Let Hang On (To What We Got), etc.

Et la troupe leur rend justice. On souligne la complémentarité des harmonies vocales en général du quatuor et la voix de Hayden Milanes (Valli) en particulier. N’imite pas Valli qui veut.

Chapeau au metteur en scène pour la livraison des chansons. Parfois, Frankie et ses boys chantent de biais à nous, en regardant les caméras à l’Ed Sullivan Show qui projettent les images sur l’écran géant (sous utilisé).

Tantôt, ils livrent leurs chansons vers un auditoire placé sur scène. Souvent, ils nous font face, mais on les voit même de dos à nous (comme si nous étions sur scène avec eux) en finale de Dawn (Go Away). Excellente trouvaille. Et je veux que Jess Goldstein, qui a créé les costumes, me taille sur mesure mes prochains complets…

Le quatuor rend justice aux classiques du groupe. Photo courtoisie.

Sauf que la fausse bonne idée de créer quatre tableaux (les quatre saisons) dont la narration est assurée par chacun des personnages se retourne contre la production.

Oui, la vie de celui qui est né Frankie Castelluccio dans l’état du New Jersey n’est pas aussi connue dans les détails que celle d’Elvis. Bien sûr, en dépit d’immenses succès il y a un demi-siècle, les chansons des Four Seasons n’ont pas toutes conservé l’universalité de celle des Beatles, sauf Can’t Take My Eyes Off You (cinquième chanson la plus interprétée/diffusée du XXe siècle), qui a relancé la carrière de Valli au milieu des années 1970. Donc, il faut expliquer, mettre en contexte… Mais à ce point?

Combien de chansons sont interrompues par des dialogues, quitte à être relancées aussitôt? Quel est le pourcentage de bla-bla dans cette production? Par moments, j’avais l’impression de voir une pièce de théâtre et non un musical. Nombre d’échanges sont essentiels, notamment dans des moments-clés comme lors du règlement des dettes de jeu de Tommy DeVito (excellent Nicolas Dromard). Mais les séquences en « voiture », entre autres, étaient de trop. On aurait pu couper sans amoindrir la courbe dramatique.

Le puriste que je suis ne peut que saluer la présentation sans fioritures de nombre de classiques du quatuor, surtout durant la première portion « été ». Du tonnerre! Mais à côté de certaines productions renversantes vues ces dernières années, Jersey Boys affiche forcément la période de ses racines, soit la fin des années 1950 et la première partie des années 1960. Une période musicale exceptionnelle à mes yeux, mais qui était encore bien sobre au plan visuel.

Dans le film d’Eastwood, ce minimalisme volontaire fait merveille. Sur scène, ça manque quelque fois de « oumpff ! ». Et on mesure le décalage à la fin du spectacle lors d’une version de Can’t Take My Eyes Off You pétaradante nappée de cuivres et une reprise vivifiante de December 1963 (Oh, What a Night) avec danseuses et tout le bataclan. Comme si, dans le dernier droit, la production s’était dit : « O.K., oublions la rigueur historique affichée depuis le début. Faisons du Broadway. »

L’histoire d’une vedette comme Frankie Valli mène parfois à un musical ou à un film. Mais vu que l’on parle d’un chanteur, il est curieux de constater que le septième Art semble avoir eté mieux servi que la scène.

Jersey Boys: une production de Des McAnuff, avec Nicolas Dromard, Hayden Milanes, Drew Seeley et Keith Hines. Jusqu’au 11 janvier à la salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts. Matinées samedi et dimanche.