Le Top 50 de Frank (3): Je voudrais tant que tu t’en souviennes

Verni, ce Julian Adderley! Une bonne fée est venue jeter un sort bienfaisant sur ce disque, le seul du saxophoniste chez Blue Note. Une bonne fée nommée Miles Davis.

Par François Vézina

Au moment de l’enregistrement de cet album, en 1958, Miles était déjà très avare des sorties hors de son groupe. Sa présence est un signe évident de la grande estime qu’il portait envers le jeune homme de deux ans son cadet.

Bien sûr, le trompettiste avait, quelques mois plus tôt, engagé celui qu’on avait surnommé Cannonball à cause de son féroce appétit. Pourtant, il n’a jamais accompagné les Rollins, Coltrane, Evans, Mobley, Hancock, Shorter et autres Scofield, Stern ou Garrett.

L’empreinte de Miles demeure vive tout au long de l’enregistrement. Le répertoire, le ton et même le jeu plus apaisé du saxophone portent la marque du Maître.

Cette influence bienveillante, l’auditeur la ressent dès la les premières mesures de la première plage : une somptueuse version des Feuilles mortes. Après une invitante mise en bouche marquée par le fort beau motif fignolé par les deux Jones (sans lien de parenté autre que le jazz entre ces deux-là), Miles – et non le patron de la séance – expose le thème.

Fidèle à la version américaine, il commence là où les francophones chantent «C’est une chanson…», accentuant magistralement la nostalgie et le regret implicites de la pièce. Le trompettiste se souvient-il alors des étreintes de Juliette Gréco qui a, elle aussi, interprété ce chef-d’oeuvre signé Jacques Prévert et Joseph Kosma?

Adderley rivalise avec son mentor en improvisant ensuite un solo d’une remarquable élégance où chaque note compte.

La leçon sera bien retenue pour les autres morceaux de l’album. On pouvait bien être acclamé comme le futur Charlie Parker et ne pas avoir oublié les leçons mélodiques d’un Benny Carter ou d’un Johnny Hodges, comme le démontre Adderly sur Dancing in the Dark, un standard enregistré sous la recommandation de Miles.

Les deux solistes se montrent tour à tour tendres et enjoués, toujours inspirés. Parfois, comme sur Love for Sale, la fureur sobre du saxophoniste offre un saisissant contraste avec la décontraction apparente du trompettiste.

Miles a aussi apporté une composition à lui, Somethin’ Else, qui s’ouvre par un magnifique chant/contre-chant des deux hommes. Cette pièce n’a jamais été publiée sous le nom du trompettiste de son vivant.

Adderley et Davis peuvent compter sur une section rythmique hors du commun. Hank Jones, Sam Jones, et Art Blakey savent doser leurs interventions pour projeter une lumière bien calibrée sur l’ensemble de l’album.

Magnifique alliage de pudeur et de sensualité, ce disque est un coup de génie. De tels chefs-d’oeuvre sont si peu nombreux qu’il est impossible de les ramasser à la pelle. L’automne venu, ils ne s’envolent pas aux quatre vents. Ils restent là, en nous, bien vivants pour nous réconforter de leur beauté impérissable.

Tu vois, je n’ai rien oublié.

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Le top-50 de Frank (3): Julian Cannonball Adderley, Somethin’ Else

Étiquette: Blue Note

Enregistrement: mars 1958

Durée: 44:02

Musiciens: Julian Adderley (saxophone alto), Miles Davis (trompette), Hank Jones (piano), Sam Jones (contrebasse), Art Blakey (batterie)