Le Top 50 de Frank (32): la danse du saint et de la pécheresse

Charles Mingus, révolté perpétuel, n’a pas toujours su contrôler son caractère colérique, voire brutal. Mais quand il parvenait à catalyser sa violence dans sa musique, il tutoyait le Génie.

Par François Vézina

D’entrée de jeu, Mingus annonce ses couleurs. Après une courte introduction où son vieux compagnon de route, Dannie Richmond, entremêle les rythmes, l’orchestre tonne comme une insurrection bien contrôlée.

Et cette furia, bien servie par des musiciens compétents, se poursuit tout le long de cette fougueuse suite orchestrale.

La musique est complexe. Polyphonie savamment dosée, arrangements sophistiqués, décalage rythmique fulgurant, le compositeur continue de payer sa dette à Duke Ellington.

Il y ajoute même quelques accents à la Gil Evans, ici et là.

Mais ces influences – toujours revendiquées dans le cas d’Ellington – sont passées au hachoir. À la sauce Mingus, cette musique devient plus sauvage, parfois dissonante, même si elle demeure d’une redoutable efficacité. Les rares moments de calme ne sont que des préludes aux explosions orchestrales.

Ici, un gospel est perverti par une accélération du tempo pendant que s’éclate une trompette au milieu des cuivres et des saxophones.

Là, une guitare espagnole rappelle que la paix n’est qu’une trêve avant la reprise des hostilités. Le rythme s’emballe, les instruments s’entrecroisent. Une colère contenue avant une rupture apocalyptique. L’orchestre conclut en rejouant brièvement le thème, comme si amour et haine s’enfermaient dans un cercle infernal.

La plénitude du saint homme a peu de chance face à la vigueur de la pécheresse. Mingus lui-même face à la réalité ?

Carla Bley a sûrement écouté cet album avant de composer les arrangements du premier Liberation Music Orchestra de Charlie Haden.

Un rôle inédit

Dans cet univers explosif, les solistes ont peu d’occasions pour scintiller au firmament. Pas de Johnny Hodges ou de Lester Young pour faire diversion. L’orchestre est un instrument.

En fait, le rôle des solistes est même inversé. De quelques phrases brèves, ils soulignent et accentuent les arrangements. Charles Mariano brille ici, Dick Hafer là. Tous ne parviennent pas toujours à tirer leur épingle du jeu. Mingus prend lui-même la place du pianiste pour lancer l’orchestre lors de la troisième partie.

Intense, le monsieur.

Les titres des éléments de la suite et les commentaires qui les accompagnent laissent sous-entendre que Mingus songeait peut-être à composer une sorte de ballet. Ah! S’il avait pu rencontrer un Serge Diaghilev sur sa route…

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Le top-50 de Frank (no 32): Charles Mingus, The Black Saint and the Sinner Lady

Étiquette: Impulse !

Enregistrement: janvier 1963

Durée: 39:27 (4 plages)

Musiciens: Charles Mingus (contrebasse, piano), Jerome Richardson (sax soprano et baryton, flûte traversière), Charlie Mariano (sax alto), Dick Hafer (sax ténor, flûte traversière), Rolf Ericson (trompette), Richard Williams (trompette), Quentin Jackson (trombone), Don Butterfield (tuba, trombone contrebasse), Jaki Byard (piano), Jay Berliner (guitare), Dannie Richmond (batterie).