Le Top 50 de Frank (39): un wagon nommé intensité

Ce remarquable enregistrement marque le 10e anniversaire de l’existence du Bandwagon, le trio que pilote le pianiste d’origine texane Jason Moran. Comme quoi, tout n’est pas si mauvais au pays des Bush.

Par François Vézina

Révélé à la fin du siècle dernier, Jason Moran fait partie d’un groupe de pianistes qui ont renouvelé l’art du trio en lui apportant une intensité dramatique hors du commun.

On l’a déjà écrit sur ce blog: Moran fait déjà partie des grands (lire no 44). Créateur mélodieux, narrateur captivant, il est aussi un formidable metteur en scène qui s’appuie sur la clarté de son toucher et la richesse tant mélodique que rythmique de son vocabulaire pour diversifier les ambiances.

Qu’il interprète ses propres titres, qu’il pige chez Monk et Leonard Bernstein ou qu’il salue ses mentors, Jaki Byard et Andrew Hill, le pianiste parvient tout au long de cet album à créer de formidables progressions dramaturgiques.

Écoutons RPK in the Land of Aparthied. Sur un rythme mêlant la terre africaine et la banlieue nord-américaine, Moran tourne autour du thème de façon obsédante. Il s’en échappe puis il y revient comme pour se donner un nouvel élan pour mieux faire progresser la trame narrative.

Et cette belle Crepuscule pour Nellie, au cours de laquelle le pianiste rend hommage à Monk pour mieux saluer la mémoire d’ancêtres virtuoses comme Art Tatum et Fats Waller. Moran crée la tension par une main droite aventureuse qui est souvent rappelée à l’ordre – et au thème – par sa main gauche.

Voici Big Stuff, une très belle chanson qu’interpréta en son temps Billie Holiday. La recherche de l’intensité dramatique est mise en relief par un refus de se laisser encadrer dans un rythme trop défini. Moran peut accélérer le tempo, se lancer dans un tourbillon vertigineux au point de rendre la mélodie méconnaissable pendant un court laps de temps.

Le grand art de Moran est de savoir pousser cette tension jusqu’à son paroxysme tout en gardant un bel équilibre. L’ambiance ainsi créée demeure au service de sa narration. Le pianiste revient, au moment opportun, au thème, apaisant du même coup le climat. Un « happy ending » musical en quelque sorte.

Tout n’est pas conflictuel dans la vie. Moran sait aussi que des nuances peuvent aussi éclairer une histoire. Il peut aussi improviser sans détour, en se laissant tout simplement porter par la beauté nue d’un thème (Study no 6, The Subtle One).

Dans ce contexte, le rôle de la section rythmique n’est pas de jouer au métronome. Elle doit, avant tout, établir des climats qui aideront le soliste à raconter ses histoires. Tarus Matten et Nasheet Waits s’en acquittent parfaitement. Moran se montre inventif dans ce domaine lorsqu’il incorpore un échantillonnage qui se transforme un élément pulsatif sur lequel il centre son intervention (Feedback pt. 2).

Trois ans après sa sortie, Ten continue toujours à rassasier mes neurones mélomanes. On attend maintenant avec impatience les noces de cristal, les noces d’argent et toutes les autres noces, quelle que soit la matière.

P.S.: Petit aveu: l’auteur de cette rubrique s’était fixé quelques règles au moment de former sa liste. Il ne voulait pas d’anthologie (sinon, bonjour le festival du coffret) et, se méfiant des enthousiasmes juvéniles, avait ordonné une période probatoire de trois ans avant qu’un cédé puisse avoir accès au palmarès. Que ce cédé y ait pu, de justesse, trouver sa place l’a profondément réjoui.

Le Top 50 de Frank (39): Jason Moran, Ten

Étiquette: Blue Note

Enregistrement: 2010

Musiciens: Jason Moran (piano), Tarus Matten (contrebasse), Nasheet Waits (batterie)