Le Top 50 de Frank (40): l’aristocrate et le mystique

C’est une belle histoire: la rencontre entre un digne vieil homme pas toujours sage et un fougueux jeune prophète pas toujours démesuré.

Par François Vézina

Edward « Duke » Ellington et John Coltrane. Les deux hommes ont révolutionné, chacun à leur façon, la musique au XXe siècle.

À l’automne 1962, le premier multiplie les rencontres discographiques; le second cherche à retrouver son souffle après avoir enregistré quelques chefs d’œuvre. Comment allaient-ils s’accorder si on les réunissait dans un même studio?

Mais comme il s’agit d’une belle histoire, la magie opère. Elle se manifeste dès le premier chapitre: une version intimiste, bouleversante, anthologique de In a Sentimental Mood. Quelques notes mélancoliques au piano, une mélodie jouée au saxophone qui subjugue: voilà notre cœur qui s’émeut d’une profonde mais agréable nostalgie.

C’est une passionnante histoire aux diverses teintes. Elle s’accélère au détour d’un Take the Coltrane pendant laquelle les deux héros exposent le thème à l’unisson. Elle est parfois plus introspective à l’exemple de Little Brown Book, une jolie pièce signée Billy Strayhorn.

Elle s’enivre d’insouciance lorsque retentit Angelica. Elle vagabonde hors du sentier pendant Big Nick, la seule composition de Coltrane de la séance. Mais entre tous ces chapitres, il y a des points en commun: on ne s’ennuie jamais et on demeure confondu de tant de beauté.

Une belle collaboration

On ne s’ennuie jamais, car c’est aussi l’histoire d’une fort belle collaboration entre deux artistes d’exception. Les égos ont été laissés au vestiaire. Une saine émulation règne entre les musiciens. On ne cherche pas à tirer la couverture à soi, on veut plutôt éclairer son complice d’une lumière nouvelle.

Le vieil homme étonne par son jeu moderne, sa façon de s’amuser avec le rythme, sans qu’il ne renie ses racines. Le jeune prophète surprend par la relative sagesse de ses improvisions, son lyrisme jamais trop exacerbé, sans qu’il n’oublie sa propre identité.

Il ne faut pas oublier les hommes de l’ombre car c’est aussi une histoire de faire-valoir. Chacun des protagonistes a amené sa section rythmique qui les accompagne à tour de rôle.

Si Aaron Bell et Sam Woodyard contribuent à l’ambiance détendue de la séance, Jimmy Garrison et surtout Elvin Jones se montrent plus inventifs, créant de nouveaux rebondissements d’un motif rythmique inédit ou d’une ponctuation inspirante.

Oui, c’est une très belle histoire même si, reconnaissons-le, le zénith est atteint dès le premier chapitre et on perd un peu d’altitude par la suite. Mais on peut fort bien être touché par le K-2, même après avoir escaladé l’Everest.

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Le Top 50 de Frank (no 40): Duke Ellington & John Coltrane

Étiquette: Impulse!

Enregistrement: 26 septembre 1962

Durée: 34:59 (7 plages)

Musiciens: Duke Ellington (piano), John Coltrane (saxophone ténor, saxophone soprano), Aaron Bell (contrebasse), Sam Woodyard (batterie), Jimmy Garrison (contrebasse), Elvin Jones (batterie)