Le Top 50 de Frank (8): le piano de Cologne (*)

24 janvier 1975. Opéra de Cologne. Les circonstances semblent s’être liguées contre Keith Jarrett : heure tardive, trajet insensé, mal de dos et, encore pis, un piano pourri. Pourtant, le pianiste d’Allentown se prépare à donner le concert le plus mémorable de sa carrière.

Par François Vézina

Ce concert a bien failli ne jamais avoir lieu.

L’organisatrice, une gamine de 18 ans nommée Vera Brandes, a dû déployer de grands efforts pour persuader Jarrett de ne pas rentrer à l’hôtel. Le piano installé sur la scène, peu fiable aux extrémités du clavier, n’est pas l’instrument promis.

Il est 23 h 30. Jarrett, finalement convaincu, s’assied devant les ivoires, prêt à se lancer dans le défi de l’acte créatif pur, à se jeter corps et âme dans cette bataille jamais gagnée d’avance même s’il en a un peu l’habitude.

L’artiste travaille sans filet.

Chacun retient son souffle.

Les premières notes retentissent. Jarrett se dévoile. Le voilà tel qu’il est, à ce moment-là, à cet instant précis. À l’auditeur d’accepter la proposition.

La source jaillit des entrailles du maître. Bouillonnante, mais déjà bouleversante. C’est encore un ruisseau à la recherche de son lit en faisant fi des obstacles. Recherche patiente, obsédante mais passionnante.

La main droite est omniprésente tandis que la main gauche reste en appui, en parfaite communion avec le jeu de sa copine qu’elle magnifie d’un ostinato envoûtant.

Et voici que le ruisseau se gonfle peu à peu, se transforme en un torrent impétueux. L’élan est donné. Les notes grondent, déferlent et se renouvellent sans cesse, tout en conservant une immuable beauté.

Les flots se jettent dans une cascade. Le courant s’apaise, redevient ruisseau mais demeure à l’affût d’un nouvel espace où pourra s’engager sa forte énergie et s’exercer sa puissante liberté créatrice.

Jarrett pourrait s’arrêter là mais non, il poursuit sa recherche tout en tenant compte de ses récentes trouvailles. Il se pose de nouveaux problèmes, il trouve de nouvelles solutions. Cette recherche incessante oriente la direction dans laquelle s’engage le pianiste.

Chaque instant est magique.

Jarrett peut se montrer plus espiègle. S’il insiste souvent sur certains motifs, au point d’envoûter l’auditeur, il peut aussi s’amuser à diversifier les climats. Le rythme peut se faire plus entraînant, plus guilleret. Il évoque ici un boogie effréné, là un gospel apaisant.

Improvisation totale? Pas tout à fait. Une seule exception à cette brillante création tirée du néant: un court rappel inspiré par une superbe composition du pianiste intitulée Memories of Tomorrow. Formidable apothéose d’un concert inoubliable.

Cette nouvelle réussite ne résulte pas uniquement d’un jeu de l’esprit. L’expérience physique compte également et compte énormément. On entend les petits cris érotomanes de Jarrett, on sent ses doigts danser sur le clavier, on devine le corps se dandiner en accord avec les notes.

Exploration de l’esprit, exploration du corps. En parfaite harmonie. L’extase est totale.

Il n’est pas étonnant que le public allemand, soumis pendant 60 minutes à un traitement aussi bouleversant, à une beauté aussi ensorcelante, paraisse assommé et tarde à réagir à la fin du concert. Mais une fois libéré du sortilège, quel enthousiasme!

Bien des années plus tard, Jarrett donnera sa définition personnelle de l’improvisation. Citant un monsieur Bach, Jean-Sébastien de son prénom, il dira: « c’est très simple, il s’agit juste de jouer les bonnes notes au bon moment »(**).

En effet, c’est tout simple.

Et ce 24 janvier 1975, Jarrett a su transcender cet art, en apparence si simple.

P.S. Un mot sur le travail en post-production de l’ingénieur du son d’ECM, Martin Wieland. Ses effets de réverbération, conçus pour cacher les défauts du piano, ne contribuent pas peu à l’atmosphère onirique de l’enregistrement.

(*) À Danielle, pour qui aucun disque ne trône au-dessus de celui-ci.

(**) OLLIVIER Stéphane, L’homme de Rio, in JazzMagazine/Jazzman, no 632, décembre 2011, p. 23

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Le top-50 de Frank (8): Keith Jarrett, The Köln Concert

Étiquette: ECM

Enregistrement: 24 janvier 1975

Durée: 66:10

Musicien: Keith Jarrett (piano)