D’un point de vue purement musical, le milieu des années 60 est une période bénie pour Wayne Shorter. Non seulement il est un des rouages importants du formidable quintette de Miles Davis, mais il enchaîne, chez Blue Note, les enregistrements tous aussi remarquables les uns que les autres. Et ce fruit délicieux trône au sommet du pommier.
Par François Vézina
A peine âgé de 33 ans (alors), l’homme est déjà un créateur hors du commun qui fait preuve d’une grande polyvalence. Les cinq compositions qu’on retrouve sur ce cédé sont juteuses à souhait.
D’entrée de jeu, Shorter place la barre très haute. Adam’s Apple fait honneur à l’esprit Blue Note: c’est une pièce bondissante, à la mélodie accrocheuse et aux motifs rythmiques incantatoires.
Footprints donne lieu à une superbe interaction entre le saxophoniste et Herbie Hancock. Ce petit bonheur tranquille passera d’ailleurs à une plus grande postérité lorsqu’il sera repris quelques mois plus tard par Miles sur Miles’s Smile.
El Gaucho permet à Shorter d’explorer malicieusement la musique brésilienne. Teru est une ballade mélancolique tandis que Chief Crazy Horse se promène du côté de chez John Coltrane par sa progression nerveuse.
Et lorsque Shorter pige dans le répertoire d’autrui, il n’a pas à rougir. Sa version de 502 Blues, de Jimmy Rowles, est digne de tous les éloges.
Le saxophoniste tend à se libérer aussi de l’influence « coltranienne » qui a tant marqué le jeu des musiciens de cette époque. Shorter maîtrise pleinement son volume sonore, évite les effets paradoxaux, joue avec les silences, mais parvient à garder une grande intensité.
Il préfère improviser autour des lignes mélodiques plutôt que de se disperser dans un monologue abstrait. Il lui arrive aussi de jouer comme s’il soufflait dans un soprano, un instrument dont il deviendra un maître plus tard.
L’électron Hancock
Son complice Hancock joue comme un électron libre, se cantonnant parfois dans un rôle plus rythmique mais préférant profiter des espaces disponibles. Il est alerte et volubile sans être bavard.
Ses nombreux contrepoints complètent à merveille le leader de la session. Derrière ses peaux, Joe Chambers, un habitué des formations de Shorter, dynamise l’ensemble de ses mains d’acier.
En écoutant ce cédé de Shorter, on comprend aisément pourquoi Miles Davis lui a fait les yeux doux lorsque le saxophoniste était le directeur musical des Jazz Messengers d’Art Blakey. Et tout porte à croire que l’homme courtisé n’a jamais regretté d’avoir croqué dans la pomme.
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Le Top 50 de Frank (no 42): Wayne Shorter: Adam’s Apple
Étiquette: Blue Note
Enregistrement: février 1966
Durée: 48:09 (7 plages)
Musiciens: Wayne Shorter (saxophone ténor), Herbie Hancock (piano), Reggie Workman (contrebasse), Joe Chambers (batterie)