Leornard Cohen : de la matière et la manière

Nous étions aux trois quarts de la séance d’écoute attentive et religieuse dans la salle Stevie Wonder de L’Astral, il y a deux semaines, en train d’entendre Lullaby, quand je me suis penché vers un confrère pour lui glisser à l’oreille : « Si tu n’as pas envie de faire l’amour à ta partenaire en écoutant celle-là, tu n’es pas normal. C’est sensuel et cochon.»

Par Philippe Rezzonico

En général, ce n’est pas la façon la plus courante pour qualifier ou cerner l’œuvre poétique et musicale de Leonard Cohen qui nous revient mardi avec un nouveau disque de matériel original nommé Old Ideas. Première impression à chaud, il est vrai… On évoque plus souvent la puissance de ses mots de Cohen, la richesse de sa voix, la qualité des musiques qui enrobent ses paroles et les arrangements aux riches textures.

Tout cela se vérifie plus que jamais avec les dix nouvelles compositions de Old Ideas qui révèlent un Cohen au sommet d’un art qu’il a pourtant porté à des cimes surélevées en plus de 40 ans de carrière musicale.

Ce qui est toujours fascinant avec le Montréalais au rayonnement  international, c’est que ses propos, désirs, états d’âmes ainsi que son regard sur notre société sont magnifiés par sa livraison. Comprendre ici qu’un artiste à qui on donnerait les mêmes textes à interpréter n’obtiendrait pas la même puissance évocatrice. Car avec Cohen, il n’y a pas que de la matière. Tout est dans la manière…

Impact total
Bien sûr, la voix de baryton plus grave que d’ordinaire maintenant que le chantre est âgé de 77 ans fait toujours autant d’effet : Elle frappe de plein fouet, perce l’âme, cajole la peau, berce le cœur et s’insinue dans nos pores. Les variantes tiennent beaucoup au phrasé et au rythme.

Quand Cohen s’adresse à lui-même à la troisième personne dans Going Home, en notant qu’il est à la fois « un sportif et un berger, un bâtard paresseux vêtu en complet », la lenteur du ton confère toute l’ironie à la chose placée sous le signe de l’autodérision.

Lorsqu’il narre dans Amen, on perçoit le cri du cœur de celui qui ne veut pas rester en plan dans cette composition vaguement gospel dont l’enrobage va des guitares aux claviers, tout en passant par les cordes et les cuivres. Touffu.

Dans Show Me the Place, son registre est tellement bas, tellement profond, qu’il semble provenir d’outre-tombe. Cela rend cette complainte d’autant plus poignante. « Dis-moi où tu veux que ton esclave aille », demande-t-il à l’être adoré. Notre Leonard, esclave de l’amour. Bien sûr… Le pont de cordes semble celui d’un rasoir qui trancherait des veines.

Avec Anyhow, l’amoureux Leonard a déjà été éconduit, mais il implore sur une musique apaisante.

Amant aveugle, aussi, avec Crazy To Love You, quand Cohen nous explique ce qu’il a du faire pour aimer… tout en faisant fausse route. L’accompagnement de guitare sèche, minimaliste, est idéal dans le contexte.

D’autres blessures encore, avec Come Healing, qui s’amorce sur le chœur des Webb Sisters, et qui se veut une ode à la guérison en mode country.

D’autres désirs également, avec Lullaby, dont on parlait plus haut, nappée d’un harmonica aussi charmeur que mélodique. Irrésistible.

Dans ce contexte de langueurs, de complaintes et de désirs, The Darkness se veut un dur rappel à la réalité. Sur des bases blues soutenues par des guitares rudes, Cohen note « qu’il n’a plus d’avenir » en raison du peu de jours qu’il lui reste.

En revanche, Differents Sides, plus proche du R&B que du blues et du folk, est une finale appropriée avec son propos portant sur les différences et les contraires. Probablement l’une des plus spirituelles du lot.

En fait, la folk Banjo, jolie au demeurant avec ses effluves louisianaises, semble la seule chanson qui tranche avec le reste du disque. Peut-être est-ce en raison de sa rythmique rapide, quoiqu’elle est plutôt bien placée dans la séquence après un trio de chansons où l’on panse les blessures de l’âme.

Diversifié au plan des genres sans aucunement verser dans la variété, réalisé avec goût, ciselé avec finesse, parfois sombre dans le texte mais souvent lumineux quant à son enveloppe musicale, Old Ideas reprend des concepts qui ont fait époque, mais qui ne sont jamais mieux servis que lorsqu’un maître comme Cohen y appose sa griffe. A consommer sans modération.

Leonard Cohen, Old Ideas
Disponible en magasin et en ligne mardi, ainsi qu’en continu à peu près partout au sein du cyberespace depuis une semaine, notamment à Espace musique.
4 étoiles et demie