Les 51èmes de Frank: l’art de siffler dans la meute

muhal-blu-blu-bluA la fois concertant et déconcertant, cet album s’inscrit fort bien dans la lignée de l’oeuvre de Muhal Richard Abrams, un compositeur qui aime faire éclater les conventions pour créer un univers bien personnel tout à fait captivant.

Par François Vézina

Oeuvre concertante, car le compositeur met en son un fougueux dialogue entre un instrument et sa grande formation. Oeuvre déconcertante, car l’instrument en question est… le sifflement.

Mais ce qui s’annonce comme une excentricité aride se transforme en une suite orchestrale séduisante, enlevante, féerique.

Et puis Baudelaire ne disait-il pas que «le beau est toujours bizarre»1?

Le mérite en revient bien sûr à ce Joel Brandon, étonnant siffleur qui s’intègre parfaitement à la formation2, à ses collègues, tous animés par des muses fort généreuses et, bien sûr, à Abrams, compositeur heureux.

Le fondateur et premier président de lAssociation for the Advancement of Creative Musicians nage dans son élément, réalisant une magistrale synthèse de nombreux courants musicaux du XXème.

Il fait jaillir un bop déluré, une ballade ellingtonnienne, un swing des années 1920 ou 1930 d’une orchestration évoquant Olivier Messiaen ou Alban Berg. Prodigieux inventaire.

Abrams ne serait pas Abrams s’il n’y apportait toutefois sa touche subversive. L’homme crée un nouveau langage musical tout en demeurant profondément ancré dans une certaine tradition du jazz. Et dire qu’on persiste à croire qu’on ne peut pas réussir la quadrature du cercle.

Les arrangements complexes exigent des musiciens une précision de tous les instants et mêlent puissance sonore et diversité des timbres dans une joyeuse polyphonie rarement embrouillée.

L’apparition toute récente du disque compact – on est en 1990 après tout – permet aussi à Abrams d’étirer ses compositions afin de donner plus de place aux membres de sa formation. Un choix heureux car chaque pièce met en vitrine des solistes de grande classe. Mentions plus qu’honorables à Jack Walrath, à David Fiuczynski, à Brad Jones et, on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même, à Abrams, le pianiste.

Plus Equal Minus Balance lui permet de présenter l’ensemble de ses musiciens qui improvisent quelques mesures chacun leur tour. Tous, sauf paradoxalement l’artiste invité.

La pièce-titre est un blues de blues à peine perverti. Les solistes peuvent y déployer leur verve féconde sous l’oreille attentive du maestro.

Un danseur aventureux pourrait même oser un fougueux charleston sur Bloodlines.

Même amputé d’un certain nombre d’éléments par rapport à l’album précédent, The Heariga Suite, le grand orchestre d’Abrams demeure fondamentalement une formidable machine à swing.

Qui l’eut cru?

1- En fait, la citation complète est: «Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu’il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu’il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau.», in Exposition universelle, 1855.

2- Pour l’avoir vu sur une vidéo, je peux vous assurer que c’est vraiment son sifflement que l’on entend, pas une flûte à coulisse ou un synthétiseur comme je l’ai cru.

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Muhal Richard Abrams: Blu Blu Blu

Maison de disque: Black Saint

Enregistrement: 9 et 10 novembre 1990

Durée: 77:07

Musiciens: Muhal Richard Abrams (piano, synthétiseur, cloches), Joel Brandon (sifflement), Jack Walrath (trompette), Alfred Patterson (trombone), John Purcell (saxophone alto, flûte traversière, clarinette), Robert De Bellis (saxophone alto, flûte traversière, clarinette basse), Eugene Ghee (saxophone ténor, clarinette, clarinette basse), Patience Higgins (saxophone baryton, clarinette, flûte traversière), Joe Daley (tuba), Brad Jones (contrebasse), Lindsey Horner (contrebasse), David Fiuczynski (guitare), Warren Smith (vibraphone, timpani), Thurman Barker (batterie), Mark Taylor (cor d’harmonie).