Les listes de Frank: Miles en transition

28 septembre 1991. Dans la nuit. Le clignotant rouge de mon répondeur attire mon attention à mon retour à la maison. La voix d’un pote. Légèrement affligée. « Frank, t’es au courant ? Miles est mort! »

Par François Vézina

Vingt-trois ans déjà.

Mon panthéon musical personnel compte plusieurs maîtres mais peu de génies. Parmi eux: Miles Davis.

Le trompettiste était un « virtuose de la non-virtuosité », comme le décrit fort bien Philippe Carles dans Le Nouveau Dictionnaire du jazz. Pour Miles, chaque note comptait, allait droit à l’essentiel pour nous toucher là où ça compte: droit au coeur et entre les deux oreilles.

On lui a reproché un ego surdimensionné. Et pourtant, il savait se remettre en question. Résultat: il a grandement contribué à l’essor des plus grandes vagues stylistiques du jazz. On le retrouve au centre de la révolution bop (en faisant partie du quintette de Charlie Parker) et de l’effervescence hard bop. Il plonge dans le modal, côtoie sans en avoir l’air le free et impose la fusion.

Miles est beaucoup plus un réformiste qu’un véritable révolutionnaire. Il n’est paradoxalement pas un homme de rupture. Le créateur a souvent su préparer ses virages. Ainsi Milestone annonce Kind of Blue, In a Silent Way prépare la fusion organique de Bitches Brew. Et à la rigueur, jusqu’à quel point Birth of the Cool présage-t-il les collaborations concertantes avec Gil Evans ?

Miles était avant tout un fin défricheur qui savait repérer la terre féconde et la labourer avant de l’ensemencer. Il n’a pas inventé le bop, le jazz orchestral, le modal, le free, la fusion ou le funk mais il les a suffisamment bousculés pour se les approprier, les animer d’un souffle nouveau, inventant du même coup un nouveau langage avec des éléments existants.

Alors, en ce 23e anniversaire de son décès, oublions un court instant les albums mémorables, ces Round About Midnight, Sketches of Spain, Kind of Blue, Miles Smiles et autre Bitches Brew et jetons un oeil rapide sur certains de ses albums transitoires. Comme quoi, tout est relatif: pour Miles, ces enregistrements sont ses Atlas; pour la majorité des musiciens, ils seraient leur Himalaya.

Walkin’ (1954)

Voici un album typique de la période précédant la formation du premier quintette classique. Miles n’a toujours pas de groupe stable. La maison Prestige, qui l’a pris son aile, l’associe à de nombreux musiciens de talent comme Sonny Rollins, Thelonious Monk ou John Lewis. Ici, il est accompagné par le tromboniste J. J. Johnson, le saxophoniste Lucky Thompson (étonnant dans ce contexte) et une formidable section rythmique composée de Horace Silver, Percy Heath et Kenny Clarke.

Bien sûr, l’ensemble tient souvient du jam-session mais le trompettiste y démontre sa formidable maîtrise instrumentale, son sens de la note significative. Il a aussi apporté les partitions d’un petit bijou, Solar, où brille d’un éclat trop vite oublié, le saxophoniste David Schildkraut.

Milestones (1958)

En composant la pièce-titre, Miles commence à apprivoiser le système modal qui apportera une nouvelle lumière à sa musique. Quant au reste du répertoire, il néglige les ballades pour puiser dans le bop.

Au programme: Monk (Straight No Chaser), Gillespie/Lewis (Two Bass Hit) et Jackie McLean (Dr. Jackle). La combinaison de John Coltrane – qui, l’année précédente, s’est débarrassé de son accoutumance aux drogues – et de Julian Addeley ajoute une nouvelle intensité aux arrangements.

Les deux saxophonistes semblent grandement inspirer le trompettiste qui a rarement été aussi mordant.

Someday My Prince Will Come (1961)

Deux ans après l’enregistrement de l’éternel Kind of Blue, Miles Davis doit presque repartir à zéro. Bill Evans, Julian Adderley et John Coltrane volent de leurs propres ailes. L’ex Jazz Messenger Hank Mobley a la redoutable tâche de remplacer les deux saxophonistes à lui tout seul. Mission impossible.

Le patron le sait et choisit d’interpréter des ballades, une gentille valse, un bop et une seule pièce modale.Si Mobley sait s’illustrer pendant les morceaux plus conventionnels comme Old Folks ou Pfrancing, il semble parfois incapable de suivre les déroutantes harmonies des arrangements. Mais voilà Coltrane à la rescousse et qui, le temps de quelques solos dont il a le secret, propulse l’album vers la sphère supérieure (Someday My Prince Will Come, Teo).

Miles Davis in Europe (1963)

Du quintette classique des années 1960, seul Wayne Shorter manque encore à l’appel. En attendant, c’est George Coleman, pas mauvais du tout, qui souffle dans le ténor.

Inspirée par le jeu de cymbales inouï d’un gamin de 17 ans nommé Tony Williams, la bande de Miles métamorphose Les Feuilles mortes en en accélérant légèrement le tempo.

Et lorsque le trompettiste s’interroge sur la suite des événements, les autres, Herbie Hancock en tête, prennent la relève avec brio. L’avenir est fort de promesses.

In a Silent Way (1968)

Miles avait commencé à intégrer les instruments électroniques dans sa musique lors d’enregistrements de son album précédent, Filles de Kilimanjaro. Il poursuit dans cette voie, posant les premiers jalons qui mèneront à Bitches Brew et à un des courants importants du jazz des années 1970: le jazz-rock.

Les premières mesures de Shhh/Peaceful donnent le ton: un rythme rageur, dur et entraînant auquel vient se greffer la trompette aérienne du maestro.

Le musicien ne cherche pas seulement à amalgamer les styles, il veut fusionner les instruments pour en arriver à un son unique, celui de l’orchestre. Il y parvient sans trop effacer la personnalité de ses musiciens. Quelques futurs grands noms de ce courant l’accompagnent et assimilent déjà les leçons: Wayne Shorter et Joe Zawinul (Weather Report), Chick Corea (Return to Forever), Herbie Hancock (Headhunters), Tony Williams (Lifetime) et John McLaughlin (Mahavishnu Orchestra).

Tutu (1986)

Au revoir Columbia! Bonjour Warner Bros.! Au début, certains rêvaient d’une collaboration entre Miles et Prince. A l’arrivée, on a droit à Marcus Miller aux partitions, Marcus Miller devant la console, Marcus Miller derrière la console. Une indigestion de Marcus Miller.

Miles ne se laisse heureusement pas étouffer par la lourdeur des arrangements (qui ont du mal à résister aux affres du temps). Un autre se serait laissé noyer, mais pas lui. À l’aise dans cet environnement funk, il garde sa grande maîtrise sonore, parvenant à allier charme et légèreté. L’album est aussi orné d’un superbe portrait du Prince des ténèbres réalisé par Irving Penn. Un critique de la revue Jazz Hot l’avait bien décrit à l’époque: pharaonesque.