Cela a commencé dans le plus total anonymat : une chronique de quartier rédigée par un inconnu pas illustre dans un hebdomadaire de l’île Jésus, diffusée lors d’un lundi glacial, le 7 janvier 1986. Chronique pas vraiment logée dans les premières pages non plus…
Par Philippe Rezzonico
Seul l’auteur de ces lignes et sa mère ont probablement lu ce texte rémunéré pour une bouchée de pain. Qu’importe, il y en a eu d’autres. Puis, d’autres médias, une foule d’assignations, des dizaines de couvertures, des centaines de voyages, des milliers de textes et quelque chose qui ressemble à une carrière, trente ans plus tard.
En 1986, le Canadien gagnait encore la coupe Stanley – ce qu’il n’a fait qu’une autre fois depuis lors -, Gilles Vaillancourt n’était pas encore maire de Laval et le disque compact était le support nec plus ultra pour les albums. On mesure mieux l’espace-temps avec des références, n’est-ce pas?
Est-ce que le métier a changé? On ne cesse d’en parler ces jours-ci, notamment avec la disparition de La Presse (papier) en semaine. Pourtant, au milieu des années 1980, cela faisait déjà quelques années que le Montréal-Matin (1978) et que The Montreal Star (1979) avaient fermé leurs portes. La crise des médias ne date pas d’hier. Elle a seulement pris une autre forme.
Cela dit, la technologie, elle, était tout autre. Le gamin de 23 ans que j’étais a remis les premiers textes publiés sur le papier jauni que vous voyez sur la photo d’en haut après les avoir tapés à la machine à écrire. Oui, oui… Ce truc de musée. Certains hebdomadaires, dont L’Hebdo de Laval, n’avaient pas encore acheté ces nouveautés « révolutionnaires » qu’étaient les ordinateurs Radio Shack, où l’on arrivait à lire seulement les trois premières lignes d’un texte en devenir.
Quand on observe l’écart entre les tablettes d’aujourd’hui et la technologie « de pointe » d’antan, il faut admettre qu’il est plus considérable que la qualité des effets spéciaux entre le Star Wars de 1977 et celui paru il y a quelques semaines. Ce n’est pas peu dire.
Tout le monde sait à quel point il est ardu pour les jeunes journalistes de se trouver un emploi stable et bien rémunéré dans notre milieu de nos jours. Il y a trente ans, la réalité était tout autre. Il y avait bien plus de journalistes qu’aujourd’hui sur le marché, certes, mais pour les personnes nées à la fin de la génération des baby-boomers (1946-1964) comme moi, l’arrivée sur le marché du travail équivalait à cogner à des portes où tous les boomers nés à la fin des années 1940 et au début des années 1950 occupaient des postes permanents, et ce, pour une ou deux décennies encore.
Au moins, il y avait des emplois temporaires, d’autres à temps partiel, ainsi que des postes de surnuméraires. Il fallait juste être prêt à travailler le soir, durant les week-ends et sur appel. Ce n’était pas le goulag, mais sûrement pas le Pérou non plus. En rétrospective, il n’y a rien de tel que de devoir faire ta place dans une profession pour savoir rapidement si tu veux faire ce boulot plus que toute chose dans la vie. Ce fut mon cas.
Il y eu des années (1991 à 1993) où j’ai bossé plus de 310 jours. Il y a eu des semaines de 60 heures à profusion (durant les années 1990 et 2000, particulièrement). Il y a eu des doubles quarts de travail (genre 15-16 heures par jours) en tout temps et même deux décalages horaires dans la même semaine pour des assignations à l’étranger. Et ce, plus d’une fois. Il y a même eu un lock-out historique dans cette histoire…. Un rythme de vie infernal, en définitive.
Je n’ai pourtant jamais eu l’impression de travailler. Quand un ami ou une collègue me disait que je travaillais trop, je répondais invariablement : « Je ne travaille pas, je suis en vacances ! » Perpétuelles, ajouterais-je.
Il y a tellement… mais tellement d’êtres humains qui s’emmerdent royalement et quotidiennement à gagner leur vie en faisant quelque chose qu’ils détestent, que de carburer à la passion n’a pas de prix. J’ai parlé/côtoyé/interviewé des centaines d’artistes et de sportifs en 30 ans. Leur passion pour leur art ou leur sport me fascine toujours, encore aujourd’hui. Mais je ne les envie pas une seconde, rayon plaisir et adrénaline. L’heure de tombée est ma ligne d’arrivée et mon quotidien est uniquement un Super Bowl différent de celui de la veille.
Il importe ici de nommer quelques personnes, par ordre chronologique : Pierre Francoeur, Micheline Sylvestre, Marc Delbès, Louis Badeau, Marc Doré, Yvon Vadnais, Claude-Sylvie Lemery, Dominique Gagné, Chantal Léveillé et Michel Tremblay.
Certains ont quitté le métier ou changé de carrière. D’autres sont à la retraite et il y en a une, malheureusement, qui est décédée bien trop tôt. Ils ont tous été responsables de mon embauche. Merci. C’est la seule chose que je n’ai jamais voulue de mes patrons et de mes superviseurs : donnez-moi une chance de vous prouver ce que je vaux.
J’ai été chanceux, pas de doute là-dessus. Mais ma mère me disait souvent que je faisais ma chance en ne laissant rien au hasard. Peut-être, tout simplement, parce que j’ai respecté trois règles fondamentales auxquelles je n’ai jamais dérogé, peu importe la tâche à accomplir ou l’employeur pour lequel je travaillais.
Règle numéro trois : ne fais jamais quelque chose que tu ne peux mener à bien. Il est évidemment plus facile après 10 ou 15 ans de métier de dire non à un superviseur direct que lorsque que l’on commence dans le milieu. Mais il vaut mieux dire non avec humilité, quitte à s’attirer quelque foudre passagère, que de dire oui et d’aller torpiller sa crédibilité à jamais en cinq minutes. Le cimetière des disparus médiatique est rempli de cas du genre.
Règle numéro deux : Fais tes devoirs. Personne n’est parfait ou à l’abri d’une erreur, moi le premier. J’ai déjà confondu un ours et un chien, tiens… Mais quand cela fait plus de 25 fois en entrevue qu’un chanteur ou un musicien me dit, tout surpris : « Mais vous avez écouté le disque ?!», je suis proprement médusé. J’ai toujours souhaité que la couverture culturelle ait droit aux mêmes égards que la couverture politique, internationale ou sportive. Je comprends parfaitement que le nouvel extrait du chanteur populaire X n’a rien à voir avec le sort du monde, mais le respect, ça se mérite. Au fait, on regarde un spectacle jusqu’à la fin avant d’en faire la critique…
Et, finalement, la règle d’or numéro un – qui est plus une évidence qu’une règle afin de ne pas déraper et d’oublier l’essentiel : tu es toujours aussi bon que ton dernier texte.
Peu importe ta crédibilité, ton expérience, ton expertise ou tes bons coups du passé, tu es toujours jugé par ton dernier texte, ton plus récent reportage ou ta dernière entrée de blogue. Impossible d’y échapper. Assure-toi qu’il soit bon.
Je me dis que j’ai une moyenne pas pire.
Garçon? Champagne. On continue.