Wrecking Ball: les rapaces passent dans le tordeur

Depuis le siècle dernier, quand vient le temps de discuter avec collègues et amis de l’apport musical de Bruce Springsteen et de son E Street Band, je fais souvent référence à une image biblique liée précisément à la position du Boss et de ses boys sur scène : la croix.

Par Philippe Rezzonico

Springsteen, ses mots et sa guitare rugueuse au sommet de cette croix, en avant de la scène; le batteur Max Weinberg, placé en retrait, véritable pilier qui soutient le tout ; ainsi que Clarence Clemons et Roy Bittan, installés sur les flancs du patron, dont le saxophone et le piano colorent le tout.

On adore la camaraderie de Steve Van Zandt, mais pensez-y… Le piano dans Because the Night, Racing In the Street et Prove It All Night ; les solos de sax de Jungleland, Born To Run, Bobby Jean et The Promised Land ; la batterie dans Candy’s Room et She’s The One; les textes intenses, profonds, engagés ou amoureux de Badlands, My Hometown, The Rising, I’m On Fire et Born In the U.S.A…. Tout ce qui a fait la grandeur de ce groupe tient là-dedans.

Après quelques jours d’écoute de Wrecking Ball, 17e disque studio de Springsteen qui est officiellement lancé mardi, je me sens un tantinet en déficit de cette marque de commerce. Et ce n’est pas uniquement en raison de l’absence désormais permanente de l’un des quatre points cardinaux de cette croix fictive.

Pourquoi ? Tout simplement parce que ce nouvel album n’est pas un disque du E Street Band. Ce constat n’est pas de l’ordre du détail. Depuis des mois, on nous annonce un nouveau disque de Bruce Springsteen et une tournée à venir avec le E Street Band. Dans les faits, c’est bien ça.

Sauf que d’habitude, une tournée avec le E Street est précédée d’un disque de Bruce et du E Street Band. Pas cette fois. Le seul équivalent dans le passé discographique de l’Américain originaire du New Jersey est Tunnel of Love où figurent tous les membres du E Street sans que ce soit un album dont l’enregistrement ait été fait en collectivité.

Clemons – à titre posthume – et Weinberg figurent sur les deux titres (The Land of Hope and Dreams, Wrecking Ball) joués sur scène dans le passé, mais Van Zandt, Bittan, Gary W. Tallent et Nils Lofgren ne sont même pas de la partie, rayon enregistrement. Je pouvais bien chercher à l’oreille le piano de Roy et la guitare caractéristique de Nils lors des trois premières écoutes en stream, avant d’avoir en main le livret de l’album qui confirmait leur absence déjà évidente à mes oreilles…

Fusions des genres

Wrecking Ball est au fil d’arrivée quelque chose que je ne pensais pas entendre : le condensé de tous les univers du Boss depuis près de 40 ans réunis dans un seul disque.

Cet album, c’est la trame narrative modernisée de ce qu’était Nebraska, (disque solo), l’instrumentation folk et celtique de We Shall Overcome (avec son groupe des Seeger Sessions) et le coup de pied au cul que l’Amérique avait besoin il y a dix ans avec The Rising (E Street Band). Cette fois, pas pour se relever d’un attentat terroriste, mais pour dénoncer les pas bons (politiciens, banquiers, bandits en cravate) qui pourrissent les états pas toujours très unis de l’Oncle Sam, comme le démontre la course à l’investiture républicaine cette année.

Voyons à l’unité ce que ça donne et aussi ce que ça pourrait donner sur scène :

We Take Care of Our Own : Non, il n’y aura pas de cavalerie qui va venir à la rescousse des Américains cette fois. Bruce le dit : « On doit prendre soin des nôtres » dans une montée en puissance qui transcende le propos de trahison constaté avec une ligne mélodique qui s’incruste en tête. Après avoir entendu cette chanson interprétée aux Grammy et au talk-show de Jimmy Fallon, on sait que ça va péter le feu sur les planches.

Easy Money : Springsteen canalise parfaitement le ras-le-bol de l’amerloque moyen qui est prêt à se faire justice en allant voler les « gros pleins ». Une chanson aux effluves country nappée de violon et d’une chorale d’église, comme si le Seigneur lui-même donnait son assentiment à ce sentiment de vengeance discutable. Puissant.

Shackled and Drawn : Musique celtique, gros travail au B-3 de Charlie Giordano, cordes, rythmique que l’on tape du pied et refrain fédérateur : Cette chanson aurait pu être une inédite de We Shall Overcome. Réussie.

Jack of All Trades : «Si j’avais une arme, je trouverais ces bâtards et je tirerais à vue », dit le type pourtant aimant et sans histoire, d’une voix sans hargne aucune. Ce que la rage et le désespoir peuvent faire, quand même… On pense d’emblée à l phrase «But I shot a man in Reno, just to watch him die », de Johnny Cash, dans Folsom Prison Blues. Sous son apparence inoffensive – splendide musique lente, chaude et rehaussée de cuivres -, se trouve là un grand brûlot. Le Boss n’est pas content. Et ça s’entend dans la finale mordante à la guitare, gracieuseté de Tom Morello, de Rage Against the Machine. On parie que ça va faire mouche sur les planches.

Death To My Hometown : Difficile de trouver une chanson plus noire dotée d’un enrobage plus festif. On a le goût de danser durant l’écoute de ce titre qui pourrait être joué par une fanfare Irlandaise, mais qui dénonce les « bandits cupides » qui tuent les Américains plus sûrement que les bombes. La American Land de la tournée à venir ? Peut-être pas à cause de son propos, mais ce n’est pas exclu.

This Depression : Le titre dit tout, mais pas que c’est la chanson la plus ennuyante de l’album. Bruce, s.v.p., ne joue pas ça sur scène.

Wrecking Ball : Composée à l’origine pour la démolition de l’ancien Giants Stadium et jouée lors des cinq derniers spectacles qui y furent présentés, cette chanson affiche ici ses différents niveaux de langage dans le contexte de 2012. Wrecking Ball est un titre taillé sur mesure pour le E Street nouveau où le violon de Soozie Tyrell et la trompette de Curt Ramm ont droit à la part du lion. Valeur assurée.

You’ve Got It : Celle-là, avec sa guitare slide irrésistible et sa mélodie accrocheuse, aurait pu être sur The Promise, le disque double de 2010 qui comprenait des raretés et des inédites composées entre Born To Run et Darkness On the Edge Of Town. Vintage Bruce.

Rocky Ground : Ça s’amorce sur un gospel échantillonné, ça se termine avec un phrasé hip-hop, et ça boucle en masse entre les deux. Vraiment très intéressant sur disque. Sur scène ? Attendons d’entendre.

Land of Hope and Dreams : Toujours curieux d’entendre une version studio d’une chanson que tu as entendue 11 fois en spectacle depuis 1999… Mais cette livraison est homérique et les solos de Clarence sont une magnifique épitaphe. N’importe quand.

We Are Alive : Springsteen qui parle de fantômes décédés de 1877 à 2011 sur une musique qui pourrait provenir d’un épisode de Bonanza ou du Grand Chaparal (en raison des effluves de Mariachis). Curieux, mais le titre justifie presque à lui seul sa présence.

Futé, l’ami Bruce s’est probablement dit qu’il ne servait à rien de tenter de refaire le passé. Choix éditorial valable. Et comme les rumeurs annonçaient un disque «  solo » après deux albums (Magic, Working On a Dream) et autant de tournées avec le E Street Band, ce compact qui compte 34 musiciens et choristes, une section de cordes et un chœur se veut tout sauf ce à quoi l’on s’attendait.

Ceux qui aiment les artistes qui ne font pas du sur place et qui évoluent au plan musical (j’en suis) vont aimer l’audace et les textures particulières de ce disque. Ceux qui aiment que les artistes soient fidèles à leur passé (j’en suis aussi) vont peut-être grincer des dents, quoique moins qu’avec l’ultra-pop Working On a Dream, puisque Springsteen nous livre un album décapant, rayon textes.

Au final, cela revêt une importance relative. Dans deux semaines, la tournée de Wrecking Ball va s’amorcer et le char d’assaut qu’est le E Street Band – magnifié par une section de cuivres – va rependre ses droits de scène et une bonne partie de l’enrobage contemporain de studio va disparaitre.

Rapaces capitalistes, républicains ultra-conservateurs et escrocs de toutes sortes n’ont qu’à bien se tenir. L’année 2012 est une année d’élection présidentielle aux Etats-Unis. Que Springsteen sorte sa Wrecking Ball à huit mois d’aller aux urnes n’est pas un hasard.