Bon anniversaire Madame Gréco !

Juliette Gréco en spectacle à Paris. Le triomphe de la légende. Photo Marie-Noëlle Robert-Théâtre du Châtelet.

PARIS – Ça se traverse et c’est beau. C’est le titre du tout nouveau disque de Juliette Gréco qui atteindra nos rives dans deux semaines. Le concept ? Un disque dont les chansons sont liées aux ponts de Paris. Le pont, cela fait des années que Juliette Gréco le fait entre les générations qui n’ont pu entendre en personne tous les géants dont elle interprète les immortelles. Mardi soir, au théâtre du Châtelet, c’est ce qu’elle a encore fait le soir de son 85e anniversaire de naissance. Moment d’émotion pure.

Par Philippe Rezzonico

Un théâtre. Un vrai de vrai théâtre d’Europe avec ses loges et ses balcons étagés en demi-cercle comme il s’en faisait il y a quelques siècles. Ça change drôlement la perspective avant d’assister à une performance de Juliette Gréco. L’important, bien sûr, sera toujours le contenu, à savoir la performance, mais quand le contenant est aussi beau, ça rehausse le plaisir.

Avec Gréco, depuis plus de soixante ans, le moment est aussi sombre que lumineux, autant dense que léger, toujours partagé entre ombre et lumière. Il en tient de la personnalité même de la muse de Saint-Germain-des-Prés. Femme de cœur et de tête, sensuelle, coquine et engagée. Elle ne connaît qu’une façon de faire les choses : à sa manière.

Et sa manière n’a guère changée depuis des lustres. Toujours, cette robe noire qui se déploie comme un éventail quand elle ouvre les bras pour donner tout ce qu’elle a à donner. Avec sa gestuelle large, ses yeux et son visage qui peuvent exprimer le spectre de toutes les émotions humaines, sa performance tient autant du théâtre que de la chanson.

L’ultime interprète

Juliette, on l’a dit et écrit à répétition, ne fait pas que chanter. Elle interprète. Mieux, elle vit devant nos yeux les mots et sentiments de tous les auteurs et compositeurs qu’elle nous offre, n’oubliant jamais de nommer ceux qui ont écrit paroles et musique.

Mmm… Pas tout a fait. Mardi, quand elle a interprété la toute nouvelle Le Miroir noir, elle n’a souligné que le compositeur, Gérard Jouannest, mari, compagnon, pianiste et compositeur de quelques-unes des plus grandes chansons de Jacques Brel. Elle n’a pas nommé l’auteur… qui n’est nul autre qu’elle-même. Modeste, en plus.

L’accompagnement de Jouannest et de l’harmoniciste Jean-Louis Matinier va à Juliette Gréco comme un gant. Toujours juste et de bon goût, que ce soit pour soutenir sans excès La Javanaise, pour enrober comme il se doit Les amants d’un jour, ou pour colorer Bruxelles.

Dire que Madame Gréco était en forme relève de l’euphémisme. Beaucoup plus solide au plan physique que lors de son plus récent passage à Montréal en 2009, l’année qui suivait son traitement pour le cancer. Ses poses, ses bras qui balayaient l’espace autour d’elle le confirmaient sans peine. On l’a vue même trottiner à un moment, toujours avec ce sourire à faire chavirer une montagne.

Brel, Ferré, Gainsbourg: tous les grands sont au menu de l'interprète à la gestuelle théâtrale. Photo Marie-Noëlle Robert-Théâtre du Châtelet.

En revanche, signe que le temps est impitoyable pour tous, elle regarde plus souvent son télé-souffleur que naguère et pas seulement pour des nouvelles compositions comme Le Petit pont (très jolie) et Le Pont Marie (splendide). Et on la comprend. Nous nous plus, nous ne voudrions pas que la magie qui opère lorsqu’elle livre la vitale Vivre, l’essentielle C’était un train de nuit, la puissante Mathilde – qu’elle chante comme un mec – ou La chanson de Prévert soit rompue par un oubli.

L’écoute absolue

Car quand nous écoutons Juliette Gréco dans un silence absolu, nous sommes là où elle est. A des lieux du moment présent, avec Brel, Gainsbourg, Ferré et tous les autres. Le public le sent bien. Plus la performance avance, plus les applaudissements – toujours nourris – s’éternisent.

Chaque chanson devient l’instant de saluer un grand dont l’œuvre maintenant passée à la postérité n’est jamais mieux offerte que par celle qui les a côtoyés. Juliette l’a déjà révélé en entrevue. Pourquoi chante-t-elle essentiellement ceux qui nous ont quittés ? « Il le faut. Car si on ne chante pas les disparus, ils meurent. » Implacable logique.

Il fallait entendre les réactions de la foule au Châtelet au terme de Accordéon, Bruxelles et Déshabillez-moi, Madame Gréco notant au passage pour cette dernière qu’elle « ne devrait pas chanter ça ». On avait l’impression d’entendre des applaudissements de rappel.

Grandiose

A ce petit jeu, c’est toujours la conversation, le rendez-vous avec la mort promis par J’arrive qui fait exploser la salle. Chaque fois depuis bientôt 20 ans, quand je vois Juliette Gréco chanter le classique de Brel en se liquéfiant, je sais ce qu’elle sait et ce que nous savons tous. Le moment approche. Personne n’y échappera. Et c’est cette finalité à laquelle nous faisons tous face qui rend l’instant bouleversant et grandiose.

Des moments graves et puissants comme celui-là, on en vit durant les livraisons de Avec le temps, La chanson des vieux amants et Ne me quitte pas, moments équilibrés par les espiègles et coquines Jolie môme et Un petit poisson, un petit oiseau.

Sans surprise, Juliette Gréco n’a jamais souligné que c’était son anniversaire. Pas son genre. Le public s’en est chargé en lui chantant Joyeux anniversaire avant qu’elle n’offre au rappel son hymne révolutionnaire et amoureux qu’est Le temps des cerises.

Non, elle ne l’a jamais noté, mais elle a bien pris cinq ou six rideaux d’applaudissements avant le rappel officiel et l’ultime sortie de scène, soit plus que d’ordinaire, comme si elle voulait prolonger le moment présent.

Elle a fort bien fait. Joyeux anniversaire Madame Gréco.