C’est l’histoire d’une tragédie. Le spectacle en mémoire à Denis Blanchette présenté lundi au Métropolis n’aurait jamais dû avoir lieu. Parce que Denis Blanchette devrait être encore au poste, à faire son boulot de technicien de scène. Mais la vie est remplie de tragédies personnelles et collectives, de gestes injustes et incompréhensibles. L’événement qui est survenu le 4 septembre au terme de la soirée des élections provinciales nous marquera encore longtemps. Et lundi, il était temps de commencer à l’exorciser.
Par Philippe Rezzonico
Cette tragédie, personnelle pour Denis Blanchette, sa famille, ses proches et son ami Dave Courage, également blessé lors du rassemblement du Parti québécois dans la salle de la rue Sainte-Catherine, a eu une forte résonance politique et linguistique. Pourrait-elle, au plan collectif, creuser un peu plus le fossé qui sépare parfois nos deux solitudes? Les artistes ont répondu unanimement « non », uniquement en faisant acte de présence.
Une artiste planétaire qui chante dans les deux langues comme Céline Dion, un groupe international formé de Québécois, de Canadiens et d’ Américains tel Arcade Fire, des montréalais anglophones comme Martha Wainwright et Patrick Watson, des Québécois de souche comme Vincent Vallières et Louis-Jean Cormier, un Américain de passage nommé Ben Harper… D’emblée, tous avaient décidé de s’unir pour une bonne cause et démontrer à quel point la communauté artistique est soudée bien au-delà des langues d’interprétation.
La diversité montréalaise
Ça se mesurait aussi dans la salle et même avant, sur le trottoir de la rue Sainte-Catherine, alors que les premiers spectateurs attendaient depuis la matinée afin d’être les plus proches de la scène au parterre. Spectateurs dans toutes les tranches d’âges, allant des hipsters habitués des spectacles d’Arcade Fire au public de Céline Dion, tout en passant par la faune québécoise que l’on repère aux spectacles de Vallières.
En raison du système de bracelets visant à contrer les revendeurs de billets, la file d’attente s’étirait du Métropolis jusqu’à la rue Hôtel-de-Ville dès 19 heures. Très, très loin…. Pas de hâte, pas d’impatience. Tous attendaient calmement pour ce moment qui s’annonçait pas comme les autres. L’affiche lors de la mise en vente annonçait une demi-douzaine de grands et gros noms. D’autres s’étaient ajoutés et d’autres allaient causer la surprise, personne n’en doutait.
La rue Sainte-Catherine fermée à la hauteur de St-Laurent et la présence considérable de policiers indiquait toutefois l’arrivée de gens importants, mais comme tous les artistes étaient déjà en coulisses, personne n’a été très surpris de voir arriver la voiture officielle de la première ministre du Québec, Pauline Marois.
Quelques applaudissements, quelques photos d’usage, mais rien de très protocolaire. La venue de la première ministre n’avait pas été annoncée. Elle est montée s’installer au balcon en plein milieu de la foule avec son conjoint Claude Blanchet et le ministre de la Culture, Maka Kotto, mais jamais n’a-t-on annoncé formellement sa présence dans la salle.
Visiblement, comme bien des gens qui faisaient acte de présence afin d’amasser des fonds pour la Fiducie de Denis Blanchette visant à soutenir sa fille, Madame Marois avait décidé d’être discrète et de ne pas marquer d’un sceau politique cette soirée. Bonne initiative. On ressentait bien plus le recueillement que la partisanerie politique lors de cette soirée. Et aussi la classe…
Leonard, le parrain spirituel
Classe du public qui a suivi la recommandation du vice-président de Spectra et organisateur de la soirée, André Ménard, qui ne voulait pas voir de cellulaires dans les parages, au point que les photographes ont été installés tout en haut du balcon.
Classe de Leonard Cohen, le « parrain spirituel » de cette soirée, qui a remis à Ménard un mot lors de leur rencontre à Paris cette semaine, mot que le vice-président du FIJM a lu à la foule. Enfin, classe quant à la qualité d’écoute. Rarement, tous genres musicaux confondus, ai-je entendu un silence si intense lors des interprétations des artistes quand celui-ci était de mise. Respect total.
Et les artistes ont fait des choix magnifiques. D’emblée, après une minute de silence, Céline Dion est apparue et a sobrement interprété en mode piano-voix L’amour existe encore, une chanson qui a donné le ton à la soirée. L’amour, l’amitié et l’espoir de jours meilleurs allaient être à l’agenda.
Non loin du coffre à outils placé sur scène pour rappeler le travail des techniciens, Ben Harper a démontré son talent de guitariste à la guitare slide durant une dizaine de minutes avant de chanter une Pleasure and Pain qui nouait les tripes. L’Américain s’est pointé au Métropolis alors qu’il jouait trente minutes plus tard à la Place des Arts. Beau geste.
Louis-Jean Cormier a également choisi une chanson rassembleuse parmi ses deux sélections avec Tout le monde en même temps, où il chante « et si tout le monde en même temps, on bâillonnait la guerre? » Choix judicieux. Peut-être plus que son allusion à « l’attentat politique » du 4 septembre qui n’a guère eu d’échos dans la foule.
Impérial Watson
Cormier est ensuite demeuré sur scène pour épauler Patrick Watson et ses collègues qui ont offert une fabuleuse livraison de Into Giants à trois guitares, six voix et une trompette. Un bijou de cohésion et de finesse. Quand il a pris place au piano, Watson a renversé tout le monde en annonçant en qu’il venait de composer une berceuse pour la petite fille de Blanchette qu’il a interprétée en français (!), accompagné de Robie Kuster à la scie musicale. Magique.
Dumas, toujours accompagné de Jocelyn Tellier, est venu dynamiser l’offrande collective avec le doublé J’erre et Le Bonheur. Même en mode acoustique – comme l’ensemble du spectacle -, la foule a eu l’occasion de battre la mesure.
Rufus, Martha et Anna
Tout le monde le sait : vous invitez un Wainwright à un spectacle et toute la famille se pointe à la soirée. Nous avons donc eu Martha qui est venue présenter Rufus… que nous avons pu apprécier sur vidéo. On a montré sur écran sa livraison de Hallelujah, de Cohen, qu’il avait livrée en plein air sur la Place des festivals cet été. Même sur bande, c’était – encore – émouvant. Puis Martha, cette fois accompagnée de sa tante Anna McGarrigle, a interprété Dans le silence, que Anna chantait dans le temps avec Kate McGarrigle, aujourd’hui décédée.
Sir Pathétik, également sur bande, a présenté une composition inédite de son cru qu’il a interprétée dans un studio avec la famille de Blanchette. Une fichue de belle initiative qui a permis de conclure la première partie avec des photos de Blanchette et de sa fille Amy, âgée de quatre ans. Juste ce qu’il fallait de mémoire.
Autre symbole fort, la venue de Cœur de pirate sur scène quelques semaines après qu’elle eut donné naissance… à une petite fille. Deux impeccables interprétations de Place de la République et Comme des enfants, toute seule au piano.
Les techniciens
Sur ses talons, Ian Kelly a fait un tabac. Partageant son discours en anglais et en français, celui qui fut technicien de scène au Spectrum et au Métropolis avant d’être un artiste a parlé de l’importance de bien faire son travail, que l’on soit médecin ou concierge. Il a aussi nommé tous les techniciens du Métropolis avec la gorge nouée et a offert deux chansons (We Will Meet Again, Take Me Home), la seconde sans amplification sonore, devant le micro. Tour de force.
Puis, la surprise avec Éric Lapointe qui vient interpréter Mon Ange comme s’il l’avait perdu – ce qui est le cas -, soutenu en finale par Marc Hervieux. Dans ce spectacle placé sous le signe de la finesse et de la sobriété, ce fut un boum bienvenu. Rien de tel qu’une cassure de rythme pour finir en force.
Vincent Vallières a ensuite enveloppé le Métropolis d’une grande couverture chaude avec un trio mémorable (Le monde tourne fort, Laura, On va s’aimer encore). Sa chanson-phare a été interprétée spontanément par le public. Frissons garantis pour les 50 prochaines années à venir.
Finalement, les membres d’Arcade Fire tirés à quatre épingles sont venus s’aligner de gauche à droite sur scène – avec Régine Chassagne au piano derrière eux – et ont amorcé le dernier droit avec My Body is a Cage. Entendre avec cette instrumentation minimaliste mais recherchée (contrebasse, violon, accordéon) la phrase «Set my body free », dans le contexte de ce spectacle, c’était vivre un grand coup de cœur. Ce ne fut pas moins vrai avec l’enchaînement de l’évocatrice Empty Room.
C’est à ce moment que Win Butler a souligné que cette soirée était l’occasion de se « réapproprier ce temple de la musique souillé par la violence ». Le groupe ne pouvait mieux choisir que Wake Up pour conclure. On le dit et le redit, le choix des chansons de la part des artistes a été hautement judicieux.
Mais à bien y penser, c’est surtout le rassemblement improbable qui fut marquant. Céline Dion et Arcade Fire au même programme? Eh oui… Patrick Watson et Éric Lapointe qui dansent ensemble sur scène à la fin? Bien sûr. Des macarons « Courage » pour amasser des fonds pour Dave Courage? Ça va de soi. Des québécois francophones, anglophones, des Canadiens et des Américains au même programme pour une même cause? Absolument.
Lundi, au Métropolis, tous ensemble, tout était possible. Espérons que ce message d’espoir né d’une tragédie ne s’estompe pas de sitôt.