On l’a tous côtoyée un jour ou l’autre, directement ou indirectement. Dans notre vie personnelle ou dans notre vie professionnelle. Parfois même chez autrui. Le plus souvent, on ne la voit pas venir. Mais quand elle nous saute au visage, elle nous dévaste, la fin.
Par Philippe Rezzonico
La fin d’une époque. La fin d’un mode de vie. La fin d’une certitude. La fin d’un rêve. Samedi soir, à la salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts, nous avons vu la fin d’une légende de la musique : celle de B. B. King.
Ça devrait pourtant être une soirée joyeuse. Après tout, le Festival international de jazz de Montréal soulignait l’occasion en créant le prix B.B. King visant à reconnaître l’apport d’un artiste du blues. Il allait de soi que le prix en question porte le nom du plus grand bluesman encore actif et qu’il lui soit remis. Beau moment.
Mais dès que l’illustre artiste qui aura 89 ans au mois de septembre s’est assis et a commencé à présenter ses musiciens, on a senti qu’il y avait quelque chose qui clochait. Il a présenté certains de ses potes qui sont avec lui depuis des décennies… sans les nommer.
J’avais raté son passage à Montréal en 2012. Mon dernier rendez-vous avec le roi du blues remontait à 2006. Je n’avais aucune idée de l’état de sa condition. Le choc.
Dès qu’il a amorcé I Need You So, sans jamais toucher à sa Lucille de guitare, on a compris qu’il y avait problème. Rock Me Baby, dix fois moins bonne que jadis, nous a permis d’entendre cette voix encore forte et cette tonalité de guitare reconnaissable entre toutes, mais l’espoir fut vain.
C’est à ce moment que ce géant aussi sympathique qu’il le parait (en entrevue et en personne, B.B. King est un parfait gentleman), a commencé à nous dire que l’on devrait embrasser la femme à côté de nous, qu’il a amorcé en mode instrumental Your Are My Sunshine que des spectateurs ont spontanément chanté. Puis, il s’est interrompu…
Il a repris le même laïus, chanté de nouveau la chanson, gratté ses cordes sans conviction, discuté avec deux frères jumeaux assis dans la première rangée… Il a recommencé à jouer, à parler, et à rejouer…. Une demi-heure durant, montre en mains.
Quand il a – enfin – mis un terme à ce pénible moment, il a repris la parole pour nous dire qu’il voulait nous interpréter quelque chose et il s’est mis à jouer… Your Are My Sunshine.
Là, plus d’équivoque. Tout le monde a compris. La fin. L’inexorable fin. Devant nous. À portée de main. En direct. Instantanée. Foudroyante.
Une fin empreinte d’une grande tristesse. Pas de huées. Les premiers spectateurs ont commencé à quitter. Tout simplement. D’autres ont lancé : « Joue-nous du blues, B.B! », afin de l’encourager. Peine perdue.
À un moment, il a repris sa guitare et a commencé à jouer sa chanson emblématique, The Thrill is Gone. Sursaut? Réveil? Non. Après quelques notes et mesures, il s’est tu et il a recommencé à parler. D’autres spectateurs ont quitté.
Rarement, dans ma vie, ai-je été aussi triste durant un spectacle. Je me souvenais avec émotion de mon premier spectacle de B.B. King au Spectrum, il y a environ un quart de siècle, alors que j’étais trois pieds devant lui, installé devant le pied de son micro. Je l’ai dit souvent depuis ce jour-là : jamais n’avais-je vu – ni vu depuis – quelqu’un exprimer autant de bonheur au moment où il joue.
Mais il n’y a plus de bonheur. Plus de Thrill… Gone, le thrill. Fini, le bonheur. Il n’y avait plus qu’un vieil homme qui nous a donné tant de classiques et tant de plaisir qui, visiblement, ne pouvait comprendre la peine qu’il nous faisait.
Il a bien tenté de chanter When the Saints Come Marching In… Mais à quoi bon? Je n’en pouvais plus de voir ça. Secoué. Bouleversé. Je ne sais même pas comment ça s’est terminé. Je suis parti pour de bon.
On dit parfois dans notre métier, en parlant de tel ou tel artiste, que des monstres sacrés tel Charles Aznavour ou Keith Richards vont « mourir » sur les planches, ce qui est en réalité un hommage de notre part à ces artistes légendaires qui durent et durent encore.
Mais dans la vraie vie, c’est autre chose.
J’ai vu la fin sur scène de Jérôme Lemay, des Jérolas, pratiquement au sens propre du terme il y a trois ans (il est décédé quelques semaines plus tard). Samedi, j’ai vu la fin de B.B. King, cette fois, au sens figuré.
Non. Il n’y a vraiment rien de plaisant à voir la fin de près. Sur la scène ou ailleurs…