Le dernier album du saxophoniste Joe Lovano et de son UsFive (en concert, samedi au théâtre Jean-Duceppe) peut ne pas provoquer le coup de foudre, mais tel le renard face au Petit Prince, il ne demande qu’à se laisser apprivoiser.
Par François Vézina
Les premières mesures de l’album peuvent être trompeuses. Lovano, dont on reconnaît d’emblée le son chaleureux, présente un thème enjôleur et bondissant – même si on est à des années-lumière de la sérénade.
Mais dès Myths and Legends, le saxophoniste s’échappe de cet univers, quelque peu routinier pour lui. Il se préoccupe de moins en moins des structures traditionnelles, improvisant des nouvelles trames – souvent fort jolies, ma foi – venues du fond de sa psyché.
Lovano évolue de plus en plus dans un monde abstrait. Si son goût des intervalles brefs demeure prononcé, il n’hésite pas à casser sa fluidité en ayant recours à de courtes phrases brisées, parfois répétitives. Le discours se fait alors moins charnel, presque désincarné. Il explore différentes sonorités en passant d’un instrument à vent à un autre, dont un étrange bidule nommé aulochrome (un saxophone à deux embouchures; je me demande bien comment le grand Rahsaan Roland Kirk en aurait tiré parti)
Mais cette quête hors norme n’empêche pas de pouvoir toucher les coeurs. L’hommage que rend Joe Lovano au regretté Paul Motian, fort respectueux de l’esprit de l’œuvre du grand percussionniste, est émouvant (PM).
Deux autres morceaux échappent à la tonalité hermétique de l’album: Star Crossed Lovers, une jolie ballade de Duke Ellington et de Billy Strayhorn (bonjour le pléonasme), et Royal Roost, un hard bop donnant lieu à un solo bien acéré du saxophoniste.
Lovano est brillamment secondé tout au long de l’album, notamment par un pianiste à l’imagination fertile, James Wiedman.
L’emploi de deux batteurs – loin d’être un simple numéro de foire pour attirer le gogo – contribue à l’impression d’intemporalité de la musique.
Otis Brown et Francisco Mela ne rivalisent pas entre eux. Ils ont développé au fil des années une belle complicité. Cette polyrythmie ajoute une grande puissance à l’ensemble sans que cela ne soit une question de décibels. Ils lancent notamment un époustouflant Drum Chant où les figures rythmiques deviennent en quelque sorte le thème de la pièce.
Esperanza Spalding et Peter Slavov (c’est ce dernier que pourront entendre les festivaliers, samedi soir) se partagent avec brio les partitions de contrebasse (*)
Le guitariste béninois Lionel Loueke, invité sur six pistes, apporte sa touche bien particulière à la complexité harmonique de cet album. Son jeu de chat et souris où il peut jouer à l’unisson ou en contrepoint avec Lovano illumine la drolatique In a Spin.
Il faut de la patience pour apprécier une œuvre d’art à sa juste valeur. Le renard, lui, recommandait à son futur ami de s’approcher jour après jour (heureusement, ce n’était pas une ruse pour le manger). Le conseil est judicieux car la persévérance paie… parfois.
(*) Je me demande si Lovano finira par s’inspirer d’Ornette Coleman en faisant jouer en même temps les deux contrebassistes et les deux drummers.
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L’album du jour: Joe Lovano; Cross Culture
Étiquette: Blue Note
Enregistrement: janvier 2012
Durée: 61:52
Musiciens: Joe Lovano (saxophones, percussions), James Wiedman (piano), Esperanza Spalding (contrebasse), Peter Salvov (contrebasse), Francisco Mela (batterie), Otis Brown (batterie), Lionel Loueke (guitare)