C’est un classique. Un soir où l’on veut tout voir au FIJM. Une soirée où l’on fait des choix déchirants. Une virée où le scribe joue contre la montre. Ce fut le cas vendredi soir. Le premier vendredi du FIJM est historiquement chargé. Bilan d’un marathon de six heures.
Par Philippe Rezzonico
Premier arrêt, le Club Soda, à 18 heures, où le vibraphoniste Stefon Harris, le saxophoniste David Sanchez et le trompettiste Nicholas Payton se produisent pour la présentation de Ninety Miles, disque réalisé à Cuba par Harris, Sanchez et le trompettiste Christian Scott qui a cédé sa place à Payton pour la tournée.
Harris annonce la couleur avec une ouverture pimpante et colorée pour Brown Belle Blues. Pas de doute, le spectacle sera chaud, d’autant plus que le percussionniste du groupe, Mauricio Herrera, est dans le même état d’esprit que le vibraphoniste : en feu. Les deux hommes auront souvent l’occasion de charpenter des structures communes et des conversations.
Sanchez, le beau gosse avec son perpétuel sourire accroché au visage, prend autant de plaisir à ce projet commun. Dans le passé, on l’a déjà vu être explosif et pétaradant. Vendredi, il tentait le plus souvent de rester en parfaite osmose avec ses collègues, travaillant plutôt de façon à bâtir des crescendo au sein desquels il s’investissait corps et âme à trouver « la » zone. De beaux efforts, de solides solos, mais j’ai souvent eu l’impression qui lui manquait quelque chose, rayon inspiration.
Payton, instrumentiste moins mordant que Scott, avait un tantinet l’impression d’être un invité dans cette entreprise. Son jeu tantôt filé, parfois en complète rupture, ne cadrait pas à merveille avec l’enrobage latin du concept. Il était nettement plus en phase dans sa portion bop. Payton était surtout plus à l’aise quand le groupe a joué l’une de ses compositions, The Backwards Step, où il a pu cette fois mettre à profit ses longueurs de phrasés.
Mais, n’en doutez pas, c’était la soirée de Harris, déchaîné durant And This Too Shall Pass. Harris n’a pas fait qu’aligner des notes à vitesse parfois supersonique. C’était tout un spectacle de l’entendre ébaucher des structures et tisser des motifs tandis que le batteur Herry Cole soutenait toute l’entreprise avec un doigté expert.
Envoûtante Melody
On quitte après 75 minutes – un peu avant la fin – et on prend place dans notre siège à Wilfrid-Pelletier exactement au moment où les lumières s’éteignent pour annoncer l’arrivée de Melody Gardot qui amorce son spectacle avec la gospel No More My Lord, comme elle le fait d’habitude.
Plus mystérieuse, envoûtante et sexy que jamais, l’artiste a pris de la maturité sur tous les aspects depuis son premier passage au TNM en 2008, et ce, peu importe si elle s’appuie majoritairement sur les nouvelles compositions de The Absence, un disque où les influences des musiques du monde ont pris le dessus sur l’enrobage jazz plus classique.
Clarinette, planche et seau (pas de casseroles) colorent Goodbye, le chant presque chuchoté enrobe Impossible Love, tandis qu’un violoncelle manouche apporte sa touche particulière. Le piano et le rythme de petite bossa de Lisboa sont charmants, et après une mise en bouche à la clarinette, Melody jette tout le monde par terre avec une interprétation à couper le souffle de So We Meet Again, où tous les confluents de la terre semblent se donner rendez-vous. La dame possède un vibrato exceptionnel.
La chanteuse évoque son premier passage dans la grande salle quand elle fut photographiée par Herman Leonard en 2009, et plonge pour une rare fois dans le passé, guitare à la main, pour Baby I’m a Fool, qui nous cloue sur notre siège.
Quand elle a livré avec aplomb la bluesée Who Will Comfort Me, je me disais qu’il y avait quelques milliers de prétendants dans la salle…
Esperanza, Esperanza…
Là, aussi, obligation de rater une poignées de titres en finale pour arriver à temps pour le début du spectacle d’Esperanza Spalding au Métropolis. Esperanza dont le spectacle du disque Music Chamber Society fut le meilleur du FIJM 2011. Pas question de la rater cette année non plus, même si ça impliquait – déchirement, ici – de faire impasse sur Wayne Shorter qui jouait exactement à la même heure au théâtre Maisonneuve.
Quarante-cinq minutes après le début de la prestation, je me désolais d’avoir raté Shorter… Pendant tout ce temps, Esperanza a parlé du concept et du fil directeur de son disque Radio Music Society, cassant le rythme plus souvent qu’autrement.
Avec ses cuivres pétaradants mais pas mélodiques, ses rythmes mi-tempos qui freinaient l’éclatement sonore, Spalding a surtout tiré parti des solos décapants de sa saxophoniste qui aurait gagné à faire partie du groupe d’Ornette Coleman, tellement elle était toute proche du free.
Proposition originale et aventurière, certes, mais je défie quiconque n’ayant pas écouté le disque de la contrebassiste d’avoir reconnu à l’oreille I Can’t Help It, de Michael Jackson, incidemment le deuxième morceau de la soirée. Quand tu expurges à ce point toute notion mélodique de ta musique, il réside un doute quant au concept de « ramener de la musique intelligente » à la radio.
Ça s’est enfin replacé avec Black Gold, Cinnamon Tree (très jolie) et Endangered Species (vraiment bonne), de Shorter. N’empêche, quand c’est une chanson de ton disque précédent livrée au rappel en mode voix-contrebasse qui soulève le plus d’enthousiasme, je me dis que tu as raté ta cible.
L’éternel Johhny
Retour au point de départ et réconciliation avec la vie durant le dernier droit de Johnny Clegg, au Club Soda. Johnny qui, quand il parle, parle de la vie. La sienne. Celle de l’Afrique du Sud. Du concret et du vécu qu’il fait bon entendre entre ses chansons récentes et ces classiques.
Quel retour en arrière d’entendre I Call Your Name dans un petit club, près d’un quart de siècle après avoir entendu ladite chanson sur la rue Sainte-Catherine avec 40, 000 personnes en 1988, alors qu’elle était vieille…de deux mois.
S’exprimant en anglais et en français, le Zoulou Blanc est moins explosif qu’il y a trois décennies, mais il émane encore le même plaisir quand on assiste à ses concerts. Bonne façon de conclure un marathon.