Sur papier, le concept est simple et franchement emballant: 25 ans, 25 artistes, 25 chansons. Dans la réalité, c’est l’exercice le plus casse-gueule qui soit : intégrer et enchaîner dans un spectacle de deux heures et quart 25 univers différents.
Par Philippe Rezzonico
L’événement-phare extérieur des 25e FrancoFolies, présenté lundi soir sur la place des Festivals, n’aura pu réussir un sans-faute au terme de cet impossible pari, mais le grand répertoire sélectionné par les artistes, une demi-douzaine de prestations mémorables et un hallucinant moment d’anthologie auront largement valu le détour.
Croisé au spectacle de Roger McGuinn la semaine précédente, Michel Rivard m’expliquait que l’événement cherchait à étaler les jalons des 25 années des Francos, de 1989 à 2013. Les choix des artistes allaient donc dans ce sens. Pour les vétérans comme Rivard, Séguin, Piché et Marjo, ça impliquait une sélection tirée des années 1980.
Rivard ne pouvait faire Le phoque en Alaska, Piché devait faire impasse sur Y’a pas grand-chose dans l’ciel à soir, le Roi Richard ne pouvait opter pour Double vie et Marjo ne pouvait interpréter du Corbeau (Illégal).
Pour les artistes qui ont amorcé leur carrière après 1989 le choix était plus facile. Ils et elles ont presque tous choisi LA chanson-phare, le plus gros succès radiophonique ou le titre qui les a fait connaître.
Avec une scène principale, une passerelle avancée dans la marée humaine, une petite scène acoustique et la tour près du Musée d’art contemporain, la production pouvait enchaîner les numéros en limitant les temps morts.
Symboliquement, on avait désigné « la jeune recrue » (Karim Ouellet, sans peur) pour amorcer la fête et la vedette du peuple (Éric Lapointe, loadé comme d’habitude) pour conclure. Qu’est-ce que ça a donné? Bilan et constats.
La séquence et les sélections : Impossible d’éviter tous les écueils liés à l’ordre de passage. Mara, coincée entre Daniel Lavoie et Mes Aïeux, ne l’a pas eu facile, pas plus que Luc de Larochellière qui suivait la bande à Stéphane Archambault. D’autant plus que Amère America aurait été plus indiquée que Cash City, même si c’était un choix défendable en raison de l’actuelle corruption à Montréal. Avec une telle marée humaine, Stefie Shock aurait dû choisir Un homme à la mer plutôt que Je combats le spleen. Corneille, ça, s’était spleen…
La foule, les prestations et le froid : Rarement ai-je vu un tel décalage entre la qualité des prestations et les réactions de la foule. En partie, il est vrai, parce que la diversité de cette foule était aussi large que le spectre musical des artistes en présence, mais aussi, parce qu’on gelait : 17 Celsius à 21 heures, en début de show, et 14 Celsuis, quand Éric Lapointe a conclu Loadé comme un gun (solide), à 23h20. Les FrancoFolies en juin, ce n’est plus un festival estival. C’est un festival printanier, et parfois, pas loin d’être hivernal, comme lundi soir.
Les absents : Un show du 25e sans l’artiste le plus éclaté de l’histoire des Francos (Jean Leloup), l’auteur-compositeur interprète québécois le plus décoré de Félix durant la période 1989-2013 (Daniel Bélanger) et le groupe le plus populaire de l’histoire du Québec (Les Cowboys Fringants)? On espère qu’ils ont eu des invitations qu’ils n’ont pu accepter.
Les acoustiques : Ariane Moffatt (Point de mire), avec sa première chanson composée, Mara Tremblay (Tout nue avec toi), avec son titre sans fard du Chihuahua qui l’a fait connaitre comme artiste solo, et Vincent Vallières (On va s’aimer encore) avec son hymne à l’amour, ont tous été à la hauteur.
Bel effort, mais…: Daniel Lavoie a offert la version la plus dynamitée de Tension Attention depuis les années 1980, Dumas (Tu m’aimes ou tu mens) s’est démené comme un beau diable avec ses « Pa-pa-pa-pa-paaaa!! », et Lisa LeBlanc a interprété Ma vie c’est d’la marde avec sa verve habituelle, mais ces chansons n’ont pas eu leur impact habituel. Dieu qu’on a entendu des foules chanter le désormais monument de Lisa avec plus d’entrain. Mettez ça sur la cause du froid.
Piché, Rivard et Séguin : Séguin (Journée d’Amérique), Rivard (Libérez le trésor) et Piché (Sur ma peau) ont la même qualité : ils s’installent sur une scène et ils prennent toute la place. La leur. Impeccable, comme toujours.
Les ballades qui tuent : Isabelle Boulay (Le saule) et Dan Bigras (Tue-moi), avec les interprétations des chansons qui ont fait leur renommée, ont démontré que les grandes ballades conservaient leur force de frappe des années plus tard.
Les surprises : Je me disais que Damien Robitaille, placé vers la fin du spectacle, risquait de se faire bouffer. Du tout. Le funk pimpant de Mot de passe a touché la cible, comme Amalgame, des Respectables. J’aurais opté pour Holà Décadence! à leur place, mais ils ont vu juste. La surprise fut toutefois la livraison blues à torcher de Tomber en amour, de Laurence Jalbert. Wow! La madame peut encore déplacer des montagnes.
Les bombes : Pierre Lapointe a livré une Deux par deux rassemblés – avec l’ajout de cuivres – peut-être plus explosive qu’avec l’Orchestre Métropolitain en 2007 sur la rue Sainte-Catherine. Et Yann Perreau a survolé – et survolté – la foule avec Beau comme on s’aime.
Les super bombes : Le titre-phare de Mes Aïeux, Dégénérations, est probablement l’hymne le plus intergénérationnel de la chanson québécoise. Libérez-nous des Libéraux, de Loco Locass, est le brûlot politique de ce même corpus. Avec Provocante, de Marjo – de nouveau blonde, ça lui va tellement mieux – , ces trois chansons ont formé le trio le plus tonitruant et festif de la soirée. Ça dansait du devant de la scène jusque loin sur la rue Sainte-Catherine.
LE moment d’anthologie : On savait que l’on n’allait pas s’ennuyer avec Daniel Boucher et La Désise. Et la bête de scène mordait à belles dents dans son classique, quand il a fait signe à ses collègues (Perreau, Dumas, Vallières, Tremblay, Moffatt, (Pierre) Lapointe et Ouellet) de s’amener sur scène. On se disait que c’était pour la danse collective durant le passage « Ma gang de malades! Vous êtes-donc où? »
Non. Boucher a délaissé sa guitare, s’est laissé tomber à genoux au bout de la passerelle, a tendu les bras en croix et a lancé : « J’espère que vous en en souvenez! » Oui, on s’en souvenait. Comme en 2003 avec Éric Lapointe lors du spectacle Le vent, la mer, le roc (qui mettait aussi en vedette Kevin Parent), Boucher a plongé dans la foule pour faire du bodysurfing.
L’immense hurlement des quelque 30 ou 40 000 spectateurs est devenu une clameur gigantesque quand les sept autres artistes l’ont imité. Yann! Steve! Ariane! Mara! Tous ont plongé à leur tour, Vincent prenant bien soin d’enlever ses lunettes.
Pendant sept ou huit minutes, les artistes ont été portés par les spectateurs dans une ambiance de délire. Au-delà de l’exploit physique pas banal, c’est la nature des protagonistes qui était d’un symbolisme inouï.
Nous avions là quelques-uns des meilleurs auteurs-compositeurs du Québec, la crème de la crème des années 2000. Des artistes qui ne sont pas devenus des vedettes instantanées à cause de la télévision, mais des auteurs qui ont trimé dur pour se bâtir un public. Et les voir baigner (littéralement!) dans ce public était la plus fabuleuse des récompenses à mes yeux.
Il fallait voir Pierre Lapointe, notre dandy favori, s’extirper de la foule pour sauter dans les bras de ses confrères. Et toute cette vraie gang de malades s’autocongratuler autour de Boucher.
Indiscutablement LE moment d’anthologie de ces Francos 2013. Celui dont on se souviendra encore au 50e anniversaire.