Il y a une dizaine d’années, Pierre Lapointe avait figé – mais vraiment figé – devant ses ivoires, lors d’un rappel, au point qu’il avait dû quitter la scène sans compléter sa chanson. Révolue, cette époque où le jeune artiste faisait preuve d’insécurité face à la perspective de livrer une interprétation sans filet, seul au piano.
Par Philippe Rezzonico
Jeudi soir à la Maison symphonique, le premier de deux spectacles de Paris tristesse (né en France) aux FrancoFolies de Montréal a montré un Pierre Lapointe trentenaire au sommet de son art. Tant dans la qualité de son jeu, que celle de ses interprétations. La totale.
Lapointe nous a salués en notant que ce spectacle comprenait ses « chansons les plus déprimantes » et qu’il le dédiait aux « célibataires d’aujourd’hui et de demain », c’est-à-dire, ceux les plus à même d’avoir des pensées noires à l’écoute de ces tranches de vie pas toujours jojo.
Dans cette Maison symphonique qui impose d’emblée une ambiance de recueillement et une attention totale, Lapointe enchaîné Tu es seul et restera seul, Les lignes de la main, Nu devant moi et Quelques gouttes de sang. Effet bœuf : voix portante, titres sensibles ou graves, propos crus et impudiques, seules les petites lumières accrochées aux lutrins placés sur scène sont venus troubler l’opacité du moment. Je ne sais pas si Lapointe a jamais autant fait penser à Ferré, rayon gravité.
Le désormais classique Au 27 100 rue des Partances et sa mélodie un brin ensoleillée est venu alléger l’atmosphère digne de funérailles. Mais pas autant que Lapointe lui-même qui a expliqué la genèse de S’il te plaît, où la comédienne Monia Chokri, « muse de Xavier Dolan », et l’auteur-compositeur et musicien Félix Dyotte n’ont pas le beau rôle. Ici, on avait droit à une mise à jour augmentée d’une introduction désopilante qui serait enviée de bien des humoristes.
En deuxième bloc, les livraisons impeccables de chansons considérés désormais comme des classiques de Lapointe – Tous les visages (touchante), Le lion imberbe (intense), Pointant le Nord (émouvante), Tel un seul homme (dramatique) – ont fait la démonstration de l’évolution et de la maîtrise du pianiste.
Après une – autre – séance tordante d’auto congratulation, Lapointe boucle son laïus en notant que sa musique est « une coche au-dessus » des paroles de Richard Desjardins pour une livraison sombre de Moi Elsie. Là, la « vedette populaire » blague pour vrai, tant il respecte Desjardins, ce qu’il souligne d’ailleurs.
Au terme d’une solide Je déteste ma vie qui serait lourde de sens, si prise au premier degré, sortie. Hurlements, cris, bravos… On sait que l’ami Pierre aime bien les vivats, mais je me disais qu’il tardait un peu à revenir sur scène quand, illumination! La lumière s’allume tout en haut de la Maison symphonique et quelqu’un (Pierre lui-même?) prend place à l’orgue symphonique dont les notes font office de coup de tonnerre. Non, ce n’était pas Lapointe, mais bien l’organiste en chef de la Maison symphonique, Jean-Willy Kunz.
Lapointe apparait ensuite pour interpréter, tel un Roméo installé sur un minuscule balcon qu’on imaginerait à Vérone, La date, l’heure et le moment, dont les paroles liées à la finalité sont décuplées de sens dans ce contexte. Ouf!
La chanson de Billbao, de Kurt Weill qui est l’une des influences de Lapointe, sera ensuite le seul vrai moment joyeux de cette soirée tristesse, car une fois redescendu sur le plancher des vaches, Lapointe partagera en mode guitare-voix avec son pote Félix Dyotte, l’une des plus « grandes chansons de la francophonie », Comme ils disent.
Il a mis des années avant d’oser la chanter, a-t-il révélé. Bien lui en pris. Lapointe a maintenant tout ce qu’il faut pour la livrer avec la voix, l’attitude et la sensibilité requises le chef-d’oeuvre d’Aznavour. Ce fut tout simplement magique.
Lapointe a conclu avec une version adaptée au piano de 2 X 2 rassemblés, cette chanson de jeunesse que tout le monde lui demandait et qu’il avait prise en grippe durant un moment. Une version « gestuelle », peut-on ajouter, tant il l’a agrémentée de simagrées de toutes sorties.
Au final, ce fut un récital d’exception pour un artiste qui l’est devenu au fil des ans. Mais…
Hormis le coup d’éclat au sommet de l’orgue, quelque chose m’a frappé de plein fouet tout le long de cette prestation. La sélection des chansons n’était pas tout à fait la même que lors du spectacle Pierre Lapointe seul au piano d’il y a quatre ou cinq ans, il est vrai, mais sur le fond, l’intention et le concept étaient les mêmes : Nous avions Pierre, un piano et ses chansons.
Et pour la première fois depuis ses débuts sur scène il y a plus d’une décennie, je suis sorti d’un spectacle de Pierre Lapointe en me disant que ce show-là, je l’avais déjà vu…