Le mois de mars ramène annuellement la Journée internationale de la femme (8 mars) qui permet de mesurer les avancées, mais aussi l’immense travail qui reste à faire pour que les femmes soient traitées véritablement sur le même pied que les hommes dans nos sociétés, et ce, à tous les niveaux.
Par Philippe Rezzonico
C’était donc tout indiqué que les sœurs Ann et Nancy Wilson du groupe Heart ainsi que Joan Jett et ses Blackhearts viennent présenter leur programme double (triple avec le duo The Mandevilles en ouverture) Queens of Sheba au Centre Bell, ce mois-ci.
Tout indiqué, car les trois femmes ont commencé à faire du rock n’ roll à une époque (les années 1970) où l’apport féminin en musique populaire était majoritairement l’affaire des chanteuses pop ou jazz.
Au milieu des années 1970, Jett et ses collègues des Runaways (Lita Ford, Cherie Currie, Sandy West, Jackie Fox) étaient des ovnis : un groupe composé uniquement de filles qui brandissaient des guitares. De quoi faire peur à bien des gars. Les girls groups qui chantaient du doo-wop (Chantels), de la pop (Ronettes, Angels) et toutes celles de l’écurie Motown (Supremes, Marvellettes, Vandellas), tout le monde connaissait ça depuis longtemps. Mais des punks au féminin…
Les filles ont trimé dur et elles ont du succès, Jett composant le premier tube, Cherry Bomb, une chanson qui est immanquablement présente dans un spectacle des Blackhearts. Elle a également interprété You Drive Me Wild, la première chanson qu’elle a composée dans sa jeunesse, avec toute la fougue et l’attitude rebelle qui ne lui a jamais fait défaut.
Joan Jett, 57 ans, a tellement tenu son bout dans sa vie qu’elle a su imposer ses interprétations de chansons de gars écrites par des gars. Ainsi, I Love Rock n’ Roll, qui a fait bondir tout le monde au Centre Bell. Une chanson des Arrows, ça, qui date de 1975. Mais c’est la version de 1982 de Jett et de ses Blackhearts qui a fait l’histoire et qui est désormais l’hymne de référence.
La Joan au regard d’acier a su imprimer sa marque avec sa version musclée de Crimson and Clover, majestueuse chanson des années 1960 de Tommy James & the Shondells. Elle peut même piquer Do You Wanna Touch Me à Gary Glitter, en incitant la foule de 6 514 spectateurs à scander les « On Yeah! » d’usage. Efficace.
Il y a même des grands qui ont écrit pour elle. Bruce Springsteen, tiens, qui a composé Light of Day, chanson titre du film qui mettait en vedette Jett et Michael J. Fox en 1987. Elle a aussi composé Any Weather, avec Dave Grohl, des Foo Fighthers, tout récemment. Les deux interprétations sont rentrées au poste.
Si Jett peut tout s’approprier, l’inverse est tout aussi vrai. I Hate Myself For Loving You (rassembleuse et évocatrice), avec des paroles modifiées, est devenue la chanson thème (Waiting All Day For Sunday Night) du Sunday Night Football depuis une décennie. Quand le macho circuit de football américain qui génère des milliards de dollars se sert d’une chanson coécrite par une femme (Desmond Child/Joan Jett) sur un grand réseau américain (NBC), tu as prouvé ta valeur.
Une voix et une guitare
Situation identique pour Heart. Quand les sœurs Wilson ont amorcé leur carrière en enregistrant leurs premières bombes pour l’étiquette Mushroom de Vancouver en 1975, les rockeuses n’étaient pas légion. Qui plus est, un duo auteur-compositeur au féminin. La belle rareté que voilà.
Quarante ans plus tard, les filles commencent leur spectacle avec Magic Man et on a l’impression d’écouter le disque Dreamboat Annie, tant la voix d’Ann et le jeu à la guitare de Nancy n’ont pas pris une ride.
Pendant 80 minutes, les filles et leurs musiciens jouent à saute-moutons entre le passé des années 1970, celui des années 1980 ainsi que de nouvelles compositions : fusion totale. Durant une Heartless mordante, on voit défiler des têtes de mort dont les yeux et la bouche sont des signes de pique, comme sur les cartes à jouer. Durant Even It Up, une chanson qui repose sur la notion d’égalité des sexes comme l’a souligné Ann, ce sont des chiffres qui semblent tirées de chronomètres qui défilent à vitesse folle sur les cinq écrans.
Bien sûr, les grandes ballades des années 1980 (What About Love, Alone) font autant d’effet que les titres rock. Amincie et avec ses cheveux noués en tresses, Ann Wilson ne m’a jamais semblé en aussi grande forme depuis des années. Elle a bougé, arpenté la scène et sautillé comme jamais en ce 21e siècle. Elle se permet même d’interpréter un bout de Get Up Off That Thing, de James Brown, avant une version intense de Straight On. Le Godfather of Soul serait fier d’elle.
Et quelle voix! Celle qui aura 66 ans dans quelques mois est indiscutablement une tête au-dessus de la compétition : puissante, flexibilité et timbre d’une netteté exemplaire. Remarquez, quand la petite sœur Nancy interprète These Dreams et la nouvelle Two en succession, on réalise qu’elle a une très bonne voix dotée d’une belle tessiture. Mais Nancy, au plan vocal, fait face à la même impossible comparaison à laquelle se heurtait l’auteur-compositeur George Harrison au sein des Beatles, aux côtés de John Lennon et Paul McCartney. Tu as beau être excellent dans ton domaine, tu es obligatoirement déficitaire quand tu côtoie les meilleurs. Et Ann est la meilleure.
Mais Nancy ne laisse pas sa place. Sa longue introduction à la guitare acoustique est toujours le moment fiévreux qui précède le décollage pour Crazy On You. Et que dire sa ligne de guitare lourde de Barracuda qui clôt le spectacle avant le rappel.
Histoire de prouver – s’il en était le besoin – que Heart pouvait et peut toujours faire jeu égal avec les boys, quoi de mieux qu’un trio de chanson de Led Zeppelin (Immigrant Song, No Quarter, Misty Mountain Hop) pour conclure.
Peut-être que des spectateurs auraient préféré entendre Dog and Butterfly ou Kick It Out, sur lesquelles les frangines ont fait impasse hier soir, plutôt que de légendaires reprises. Mais voilà, les sœurs Wilson et Joan Jett ne sont pas seulement des femmes qui évoluent depuis quatre décennies dans un univers masculin.
Reconnues par leurs pairs (elles sont désormais membres du panthéon de la renommée du Rock n’ Roll), elles sont aussi l’égal de tous ces messieurs au point d’interpréter leurs chansons avec autant de panache qu’eux.