Il y a trois générations de fidèles qui vont écouter High Hopes, le nouveau disque de Bruce Springsteen à paraître mardi, quoique disponible en écoute en continu partout dans le cyberespace. Les fans des débuts et du temps de Born in the U.S.A. – qui ne jurent souvent que par le Bruce de leurs périodes fétiches – ainsi que la troisième génération d’amateurs qui a découvert le Boss avec The Rising, en 2002.
Par Philippe Rezzonico
Peu importe leur tranche d’âge, ce sont les millions de fidèles qui ont été voir assidument des spectacles de Springsteen dans leur Hometown ou au bout de la Thunder Road depuis dix ans qui sont les plus susceptibles apprécier ce nouveau cru.
Car si les compositions de High Hopes forment un condensé de bien des époques de l’ami Bruce, force est d’admettre que son approche musicale contemporaine, son urgence et son éclectisme sont un miroir de ce que le E Street Band est désormais devenu sur scène.
Cela prenait forcément un fil conducteur pour cet album qui comprend des reprises (High Hopes, Just Like Fire Would, Dream Baby Dream), des versions métamorphosées de chansons connues (The Ghost of Tom Joad), de nouvelles moutures de titres appréciés en spectacle (American Skin (41 Shots)) et de chansons qui semblent provenir de la jeunesse de Bruce et de ses boys (Frankie Fell in Love).
Ce fil conducteur ne rime pas obligatoirement avec unité de son, mais certainement avec l’unité de ton du E Street Band en tournée. Logique. Ce disque a été enregistré entre diverses pauses de la virée 2013 de Wrecking Ball qui a fait escale en Europe et en Australie.
L’aventure australienne
C’est justement en Australie que Tom Morello (Rage Against the Machine, Audioslave, The Nightwatchman, Street Sweeper Social Club) a proposé à Springsteen de refaire High Hopes, une chanson du groupe The Havalinas déjà reprise par ce dernier dans les années 1990. Morello tenait la guitare à la place de Steven Van Zandt, coincé en Norvège pour le tournage de sa série policière Lilyhammer.
Écoutez cette version : des bruits de pédales de guitare jamais entendues sur un album de Springsteen, des boucles sonores, des percussions en masse, des cuivres explosifs et une chanson taillée sur mesure pour la scène. Cette relecture en regard de la version originale est aussi majeure que la version retravaillée de Johnny 99 entendue lors de la tournée 2012 en Amérique avec un E Street Band qui compte désormais 16 musiciens et choristes.
Cette influence de Morello se fait sentir sur chacun des sept titres sur lesquels il se retrouve, particulièrement sur la livraison torride de The Ghost of Tom Joad qui n’a plus rien à voir avec la lecture acoustique du disque éponyme de 1995. Voyez-vous, avec Springsteen, certaines de ses chansons ont droit à des versions « solo » et à des versions « E Street Band » diamétralement opposées. C’est le cas ici.
Quoique la version gravée d’American Skin (41 Shots) ressemble beaucoup à sa contrepartie de scène enregistrée sur Live In New York City (2001), chanson que l’on a entendue souvent lors des spectacles de 2002-2003.
Just Like Fire Would est aussi tributaire de la tournée australienne, puisqu’il s’agit d’une chanson d’un groupe local (Saints) à laquelle Springsteen voulait s’attaquer depuis près de 20 ans. Avec son orgue dégoulinant, sa texture pop et un pont musical farci de trompettes comme s’il s’agissait d’une inédite de Magical Mystery Tour, le Boss fusionne le E Street d’antan à celui d’aujourd’hui.
Même constat avec Heaven’s Wall : les percussions effrénées, les effluves africaines, les chœurs (« Raise your hands! », clin d’œil au passé), les violons et la guitare rasoir nous présentent ce E Street élargi des années 2010 à son mieux. Pourtant, il s’agissait d’une chanson composée dix ans plus tôt pour The Rising.
Bien sûr, Frankie Fell in Love résonne comme tube oublié du passé, un peu comme lorsque que le E Street Band nous a balancé en plein visage Talk To Me dans la fosse du Met Life Stadium à l’automne 2012. En fait, Springsteen précise que cette chanson évoque le temps où lui et Van Zandt jammaient dans l’appartement d’Asbury Park. Concrètement, il s’agit d’une chanson qui avait été gravée mais pas retenue pour Magic (2007). Le démo d’origine remonte à plus longtemps encore.
Ce titre, joyeux à outrance, contraste avec Harry’s Place, une chanson nappée de réverbération qui évoque des bandits… et qui est en réalité une métaphore sur les années de pouvoir de George W. Bush.
This is Your Sword, un titre aux racines bibliques et spirituelles est, de loin, le moins réussi du disque. Springsteen a déjà son lot de chansons du genre et on note que nous avons été bien servis avec The Promised Land, Adam Raised A Cain et The Rising au cours des ans. On peut se passer d’Into the Fire et de cette petite nouvelle.
Ce qui n’est pas le cas de The Wall, inspirée d’un soldat nommé Walter Cichon qui fut surtout l’un des premiers rockers du New Jersey que le jeune Springsteen a connu dans les années 1960.
The Wall est œuvre narrative et poétique aussi poignante que la reprise du groupe Suicide, Dream Baby Dream, est géante. Ce monument façonné à l’orgue qui clôt le disque me téléporte d’emblée au théâtre Orpheum de Boston en 2005, où le Boss nous avait mis en état d’apesanteur – moi et le collègue Alain De Repentigny – en concluant un marathon avec cette chanson hypnotique d’espoir sans bornes.
Un grand disque High Hopes? Certes pas du calibre de Born To Run ou The Darkness On the Edge of Town, il se trouve quelques crans sous The Rising et il est moins bien ciblé, tant au plan musical qu’à celui du propos, que le récent Wrecking Ball.
Il y a pourtant une demi-douzaine de chansons du tonnerre qui vont tonner ou nous bouleverser sans filtre en spectacle. Au final, ce disque est avant tout un vivifiant fourre-tout de l’évolution depuis dix ans de Springsteen et de ce E Street Band version 3.0. Et essentiellement un prétexte à renouer avec eux sur scène au plus vite…