Il y a peu de choses aussi subjectives que la perception que l’on peut avoir d’un artiste et de son œuvre. Et cela s’applique particulièrement bien dans le cas de Joe Jackson qui était de retour à Montréal, jeudi, afin de présenter sa tournée rétrospective Four Decade.
Par Philippe Rezzonico
Pour l’adolescent que j’étais à la fin des années 1970, Joe Jackson était le proverbial joker dans le jeu de cartes : une fougue similaire à celle du mouvement punk né quelques années plus tôt duquel il conservait l’essence, mais aussi un esthétisme pop, soul et même jazz, génial fourre-tout qui s’inscrivait à merveille dans un autre courant musical nommée new wave.
Les deux disques parus en 1979, Look Sharp! et I’m the Man, caractérisaient bien le côté impétueux et vif de l’artiste qui ne s’est guère démenti dans l’immédiat avec les albums Beat Crazy et Jumpin’ Jive, même si on sentait déjà que Jackson était prêt à explorer des territoires musicaux qui l’avaient précédé.
On connaît la suite. Depuis lors, Jackson plonge selon son gré et ses inspirations dans des genres qui n’ont parfois rien à voir les uns avec les autres et qui sont souvent antérieurs à sa naissance. Musique de film (Tucker), musique classique (Symphony no 1), hommage jazz (The Duke), Jackson refuse les barrières temporelles. Ce qui mène à une question : comment gère-t-on tout ça dans une tournée qui se veut un survol de carrière?
Visiblement, en proposant d’entrée de jeu au théâtre Maisonneuve une composition tirée de son plus récent disque, Fool, paru en janvier. Avec ses sonorités feutrées et sa mélodie qui évoque le mystère, Jackson nous installe sans heurts dans son salon avec Alchemy, l’une de ses plus belles chansons de récente mémoire.
Puis, une cassure de ton un peu sèche nous téléporte 40 ans en arrière, par l’entremise de One More Time, qui a été interprétée dans une enveloppe presque identique à sa version d’origine. Notez bien. Jackson nous a offert d’entrée de jeu une chanson de 2019 et une de 1979. Concept et symbolisme, tout à la fois.
« Nous sommes en mode célébration des 40 dernières années, a noté Jackson. Oui, le temps a passé… Nous allons vous proposer des chansons de toutes les décennies. »
Pendant près de deux heures, c’est exactement que ce Jackson, Teddy Kumpel (guitare), Graham Maby (basse) et Doug Yowell ont fait avec dextérité et panache. Jackson a décidé d’enregistrer les compositions de Fool avec ses musiciens de tournée, tant il adore leur contribution. Vous imaginez la complémentarité exemplaire du quartette, tant avec les nouvelles chansons qui sont les leurs que certains titres du passé qu’ils présentent régulièrement sur les planches.
Another World, nappée d’un solo de basse électrique de Maby, n’avait pas l’air si éloignée du moule de Strange Land, pourtant plus jeune de 37 ans. On était en terrain familier pour une Is She Really Going Out with Him? presque aussi vraie de nature, qui n’affiche pas une ride à l’approche de ses 40 ans. Peut-être parce que je ne connais aucun homme qui ne s’est pas un jour posé cette question, en voyant une femme exceptionnelle au bras d’un type… Bon. Vous avez compris. Chanson universelle, s’il en est une.
Deux constats se sont imposés. Les nouveaux titres de Fool ont de la chair et du tonus, parfois les deux en même temps, notamment dans Fabulously Absolute. Quant à la chanson-titre que Jackson désigne comme étant un « carnaval », elle était la mise en bouche parfaite pour précéder le classique Sunday Papers et son énergie comparable.
Jackson prend rarement le plancher à lui seul, mais sa version piano-voix touchante de It’s Different For Girls valait le détour. Le plus souvent, il partage à satiété avec ses musiciens. Moment fort : le bloc de trois notes, répétitif, proposé par Jackson durant Invisible Man, pendant lequel son batteur s’éclate autour du motif musical. Du gros calibre.
Identique ou rafraîchi
Jackson, l’histoire l’a prouvé, aime offrir du vieux stock avec de nouveau enrobages. Hier, c’était Real Men dont l’intro était aussi méconnaissable – les spectateurs ont reconnu la chanson et applaudi au moment où il a commencé à chanter – que la ligne de basse. N’empêche, un régal.
Situation inverse pour Steppin’ Out au rappel, durant lequel Jackson a amené sur scène la boîte à rythmes originale et le glockenspiel de 1982 afin de reproduire « exactement » le monument. Avec Kumpel à l’orgue pour compléter le tableau, on a eu droit à une version tellement, mais tellement identique à nos souvenirs, qu’on aurait pu croire que l’on écoutait l’album Night and Day à la maison.
Sinon, Jackson et ses collègues nous ont gratifiés de reprises inspirées des Beatles (Rain) et de Steely Dan (King of the World) et ils ont pigé à plein dans le bac à nostalgie avec une version irrésistible de You Can’t Get What You Want (Till You Know What You Want) et une autre, vraiment furieuse, de I’m the Man.
Si, au départ, Jackson a amorcé la soirée devant les grands rideaux drapés avec Alchemy et une chanson de Look Sharp!, il a fait l’inverse à la fin, en interprétant une dynamique lecture de Got the Time avant de conclure avec Alchemy. Une façon de boucler la boucle du meilleur concert offert à Montréal depuis une ou deux décennies.
Cela dit, avec quatre sélections de Fool, Jackson a pratiquement joué autant de nouvelles chansons que la plupart des artistes offrent lors d’une tournée d’album. En proposant une sélection de titres provenant de toutes les périodes (1970, 1980, 1990, 2000, 2010), il a démontré qu’il ne faisait pas de fausse représentation en parlant de survol de carrière. Et en livrant un concert où la moitié des chansons était tirée de ses disques phares parus entre 1979 et 1984, il a également joué la carte du spectacle « grands succès ».
Finalement, il aime peut-être bien plus sa première période de carrière qu’il n’ose l’admettre. Ce n’est pas l’adolescent que j’étais en 1979 qui va le contredire.
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Joe Jackson sera au Palais Montclam, à Québec, le dimanche 12 mai