Le cinéma de Lussier : listes et rencontres marquantes du 7e Art

Le film de Lars Von Trier ou celui de Robert Altman? La production de Patrice Chéreau devant celle de Martin Scorsese? Ang Lee en priorité devant Denys Arcand ou bien Michael Haneke avant Pierre Falardeau? Tant de choix déchirants, autant de listes personnelles déclinées dans Le meilleur de mon cinéma, de Marc-André Lussier.

Par Philippe Rezzonico

Peu importe l’univers artistique qui se veut le terrain de jeu de prédilection du critique, les questions les plus récurrentes sont toujours celles liées à l’appréciation d’une œuvre : que penses-tu du bouquin de X, du disque de Y, quels sont les meilleurs films de l’année?

Le collègue de La Presse n’a plus à répondre à cette dernière question, du moins, pour ce qui touche l’ensemble de la production cinématographique mondiale de 1983 à 2012. Le meilleur de mon cinéma (La Presse) contient 30 listes de ses 10 films préférés annuels lors des trois dernières décennies.

Ceux qui écoutent ou lisent Lussier depuis des lustres ne s’étonneront pas outre mesure de la parution d’un tel livre, car ils sont familiers avec l’exercice auquel le critique se soumet chaque année. Pourtant, c’est un hasard, le hasard qui est souvent l’une des bases de travail des scénarios de cinéma, qui est à l’origine du projet.

« Je faisais du tri dans mes affaires, se souvient Lussier, qui, pour une fois, se retrouve dans la position de l’interviewé plutôt que de l’intervieweur. Je ramasse tant de choses. Je suis un compulsif. Et je tombe sur des fiches qui remontent à l’époque où j’ai commencé à prendre des notes sur le cinéma. Dès 1983, je me suis mis à tout noter sur le cinéma. Mes impressions et mes listes de films préférés. »

Critique avant le critique

Les premières fiches remontaient à une époque où Lussier n’était pas critique professionnel. Ce n’est qu’en septembre 1988, quand il a franchi les portes de CIBL-FM, qu’il a commencé à propager sa passion pour le 7e Art par l’entremise de Projection spéciale.

Tel un trésor enfoui et oublié, ce sont ces fiches qui lui ont donné l’idée du bouquin. Une idée accueillie avec empressement par la maison d’édition de La Presse, mais qui s’accompagnait d’une demande supplémentaire.

« On m’a fait remarquer que comme j’avais rencontré à peu près tout le monde, ça serait bien d’agrémenter le livre de portraits qui font état de ces rencontres. »

Le meilleur de mon cinéma comporte donc trois pôles. Primo, les listes dont les films ont droit à un descriptif ainsi qu’aux commentaires du critique à l’époque de la sortie du film, sources à l’appui (CIBL-FM, Le réveille-matin, C’est bien meilleur le matin, La Presse).

Deuxio, une section « Retour » où l’auteur revient sur le contexte de l’époque et note si les films sont toujours les chefs-d’œuvre qu’ils semblaient être à prime abord ou s’ils sont désormais retombés dans l’oubli.

Tertio, des portraits avec Roy Dupuis, Catherine Deneuve, Roman Polanski, Gérard Depardieu, Meryl Streep, Juliette Binoche et consorts. Certains, complètements inédits, d’autres, appuyés par des textes publiés antérieurement.

Le mariage des trois volets a le mérite d’offrir au lecteur une lecture exempte de contraintes. On peut lire le livre en continu, tel un roman; on peut consulter la liste des meilleurs films d’une année chère à notre cœur, sans égards aux autres périodes; ou on savoure les portraits d’un journaliste où expertise et passion vont de pair.

En raison de son écriture fluide, les papiers de Lussier sont précis et reposent sur les bases solides de sa vaste expertise en la matière. Prenez garde, le bouquin peut se dévorer d’un trait. J’ai commencé à le lire quelques minutes après l’avoir reçu et trois heures plus tard, je l’avais toujours en mains. Révélateur.

Sans révisionnisme

Comme certaines listes n’ont jamais été rendues publiques, il aurait été facile pour l’auteur de faire du révisionnisme, particulièrement pour les années 1980, quand il était un amateur passionné et non pas un critique professionnel.

Mais celui qui a grandi dans les années 1970 et 1980 en découvrant le cinéma d’auteur au cinéma Outremont, à l’Ouimetoscope, au Séville ou au Cinéma du Parc, s’est refusé à le faire.

« Ce sont vraiment les listes telles qu’elles ont été rédigées à la fin de chaque année. Il y a certains de ces films que je n’ai jamais revus. Il y a même un film français dont je n’ai presque plus aucun souvenir (Dis-moi que je rêve) ».

Lussier n’a rien du cinéphile snob. Certes, il a un amour bien senti envers le cinéma français, il craque pour de grands réalisateurs européens et il aimait le cinéma d’auteur québécois bien avant la vague de succès des années 2000. Mais snob, pas du tout. Il suffit de scruter ses listes.

Pas sectaire

Bram Stoker’s Dracula (Francis Ford Copola), un film d’horreur, figure en troisième position en 1992, devant Being at Home with Claude (Jean Beaudin, 5e) et Indochine (Régis Wargnier, 8e).

The Intouchables (Brian De Palma, 4e) et Leathal Weapon (Richard Donner, 8e) sont de la liste de 1987, celle où figurent aussi Les ailes du désir (Wim Wenders, 1er), Un zoo la nuit (Jean-Claude Lauzon, 6e) et Travelling Avant (Jean-Charles Tacchella, 7e). Même The Dark Knight (Christopher Nolan, 9e) est compris dans la liste de 2008. Un film de Batman. Pensez-y… Pas sectaire pour un sou, le Marc-André.

En revanche, comme dans tout exercice du genre, il y a des omissions et des rangs discutables. Tiens… Pas de Shakespeare In Love. « Tellement pas surpris », rigole-t-il.

The Unbearable Lightness of Being (6e), qui se trouve derrière Who Framed Roger Rabbit? (4e), en 1988? Pardon?! Et où diable est Cinéma Paradiso, un film pour lequel les mots coups de cœur ou chef-d’œuvre ne sont nullement exagérés?

« En effet (air faussement contrit). J’ai fait le portait de Philippe Noiret cette année-là (1989), ajoute-il avec empressement. Écoute, en 1998, je ne m’explique pas l’absence de Ceux qui m’aiment prendront le train de Patrice Chéreau, que je vénère. C’est comme ça. »

Passion et respect mutuel

Lussier adore le cinéma et il chérit les artisans qui le façonnent. Sa rencontre presque loufoque avec Noiret, son périple de nuit sur la 401 pour rencontrer Deneuve à Toronto, ses conversations avec Michel Serrault, Woody Allen et Pedro Almodovar, ainsi que son regard sur Von Trier, Falardeau, Xavier Dolan et Karine Vanasse sont autant d’instants privilégiés pour le lecteur de pénétrer dans l’arrière-scène du cinéma. Toujours, avec ce respect mutuel et cette rigueur dans le traitement.

À l’arrivée, Le meilleur de mon cinéma peut être vu comme un bouquin ludique, mais également comme un ouvrage de référence personnel fort bien documenté qui ravira les cinéphiles. Ce qui ne gâche rien dans les deux cas, car à l’arrivée, c’est le lecteur qui est choyé.

Cela dit, prière de préparer une mise à jour augmentée dans dix ans…