Le concert du 12.12.12. : le téléthon planétaire du rock

NEW YORK – Le plus grand concert rock de tous les temps? La levée de fonds la plus internationale de l’histoire du web? L’événement le plus célébré des jeunes réseaux sociaux? Je l’ignore. Mais  le concert caritatif pour venir en aide aux sinistrés de l’ouragan Sandy présenté mercredi soir au Madison Square Garden avait tout du moment historique.

Par Philippe Rezzonico

Pas moyen de l’éviter, ce concert, dans la Grosse Pomme. Je n’avais pas aussitôt mis le nez dehors mercredi matin que le 12.12.12. s’imposait d’emblée : Le quotidien gratuit AM New York avait enrobé sa publication matinale d’une affiche annonçant le spectacle prévu en soirée.

Vers 16 heures, les abords du légendaire amphithéâtre étaient plus animés que d’ordinaire. À cette heure, il y a avait déjà 200 ou 300 personnes alignées le long du mur de l’immense bâtisse qui espéraient obtenir un billet laissé pour compte. C’est courant, à New York. Ils ont dû en être pour leur frais. Les cinq revendeurs qui m’ont abordé m’ont demandé si j’avais des billets à vendre. Quand ces gens-là cherchent des billets, c’est que le marché de la revente est moribond.

À 17 heures, tous les réseaux de télé diffusaient en direct en face de l’entrée principale. De la 31e rue à la 32rue, on ne voyait que des camions de retransmission pour la télé. Rien d’autre. On se serait cru devant les grilles de la Maison-Blanche.

Dois-je préciser que les kiosques à souvenirs étaient pris d’assaut? Cela dit, je n’avais pas vu des t-shirts aussi peu chers (25 $ ou 30 $ pièce) depuis longtemps. Étonnant, quand on sait que toutes les sommes amassées vont à la cause caritative chapeautée par le Robin Hood Relief Fund. Jeudi soir au New Jersey, les t-shirts au concert des Rolling Stones vont se vendre près de double et ça ne sera pas pour une bonne cause.

Via le web et les réseaux sociaux, les organisateurs avaient prévenu les détenteurs de billets : le spectacle allait s’amorcer dès 19h30, retransmission planétaire oblige. Dès 19h15, on entendait la voix de Matt Lauer qui nous le rappelait sans cesse. Rarement vu autant de monde si tôt dans le MSG, dans cette ville de New York qui est la Mecque des retardataires.

Et à 19h28, nous avons eu un décompte qui s’est terminé avec la foule – fébrile comme pas une – qui scandait les derniers «5! 4! 3! 2! 1! … avant la présentation d’une vidéo farcie d’images catastrophiques.

Le bon ton

Dans un spectacle qui présente une enfilade de vedettes complémentaires ou dissemblables, on ne peut vraiment bâtir un crescendo comme un groupe ou un artiste peut si bien le faire au sein de sa propre tournée. Il y a néanmoins des paramètres à respecter.

Il faut amorcer la performance en force quand tout le monde est rivé devant son écran télé, d’ordinateur ou de téléphone intelligent. Il faut répartir les grands noms, quoique mercredi, il n’y avait vraiment que ça, des grands noms. Et il faut avoir des surprises.

Le concert du 12.12.12 a respecté tous ces éléments et nous a fait vibrer à répétition en dépit de quelques choix éditoriaux discutables.

Le choix de Springsteen et de son E Street Band en ouverture était une évidence en raison de son statut de col bleu favori de l’Amérique, de son implication à des causes sociales et politiques et de son aura de héros local du New Jersey, bien plus dévasté que l’état de New York par l’ouragan.

Et dans ce type de concert, Springsteen se sacrifie à la cause. Comprendre ici qu’il mise sur des chansons qui ont une signification avec l’événement plutôt que d’opter pour ses grands succès : ouverture pleine d’espoir avec The Land of Hope and Dreams, suivie d’une tonitruante Wrecking Ball, de l’émouvante My City of Ruins (avec un bout de Jersey Girl) dont le cri de « Come on rise up ! » a failli faire sauter le toit, et d’une Born To Run partagée avec le fils spirituel du Boss, Jon Bon Jovi. Quoique un peu sabotée par les problèmes de micros de Jon.

Une puissante entrée en matière de 25 minutes, mais avec The Land… et My City… dans l’équation, Springsteen aurait pu faire impasse sur Wrecking Ball au profit de grands succès rassembleurs comme The Promised Land ou Jungleland, dont le propos aurait parfaitement servi la cause.

Contraste total avec Roger Waters qui a misé sur les légendaires succès de Pink Floyd tels Another Brick in the Wall part 2, Money (percutante, avec la vidéo du disque de Dark Side of the Moon sur un tourne-disque), une planante Us and Them et Comfortably Numb chantée par Eddie Vedder de façon magistrale.

Roger Waters, que l'on voir ici lors de son passage au Centre Bell en 2010, était dans une forme du tonnerre. Photo d'archives. Courtoisie Pascal Ratthé.

Pendant que les caméras filmaient Eddie, Roger brandissait les poings en l’air, saluait la foule et exultait en regardant la performance de son « jeune » collègue. Une mémorable demi-heure.

Le contraste États-Unis –Grande-Bretagne

Cela noté, les parti-pris artistiques de Springsteen et de Waters allaient se vérifier avec presque tous leurs compatriotes. Touchés concrètement par Sandy, les Américains ont interprété en majorité des chansons dont le propos avait un lien direct avec les tragédies, l’espoir, le courage, la vie, la mort, etc. Ce que l’on pourrait désigner comme étant des chansons de circonstances, tandis que les Britanniques balançaient leurs catalogues de grands succès.

Comme le Boss, Bon Jovi et son groupe ont opté pour Who Says You Can’t Come Home, It’s My Life ou Livin’ On a Prayer; Billy Joel a choisi Miami 2017 (Seen the Lights Go Out On Broadway et New York State of Mind (su-bli-me!); et Alicia Keys a chanté Empire State of Mind (l’ultime titre du spectacle).

De leur côté, The Who se payait Pinball Wizard et Who Are You, les Stones faisaient exploser le MSG avec Jumpin’ Jack Flash, Clapton s’offrait Got To Get Better In a Little While et Crossroads (quel jeu de sa main gauche sur le manche!) alors que McCartney avait des Helter Skelter (déchaînée!) et autres Live and Let Die (lance-flammes et poudre à canon!) dans son sac.

À travers toutes ces prestations, d’autres vedettes – du cinéma, de l’humour et de la télévision – prenaient le relais afin de permettre aux techniciens de modifier la configuration de la scène et d’honorer des pompiers, des secouristes ou des victimes de Sandy.

Globalement, du très bon travail, rythmé, avec des moments touchants, mais pas trop larmoyants. Bien dosé avec toutes ces vedettes (Jon Stewart, Chris Rock) qui venaient parler de leur coin de région dévasté. Il n’y a que Kristen Stewart qui avait du mal à aligner des phrases avec sujets, verbes et compléments…

Entre les interventions de Billy Crystal, Brian Williams ou Susan Sarandon, on rejoignait d’autres stars qui répondaient au téléphone, comme dans un bon vieux téléthon, ou une émission doo-wop du réseau PBS. Il y a avait quelque chose d’archaïque de voir ce genre de levée de fonds dans un spectacle où une bande défilante au-dessus de la scène nous montrait les meilleurs «Tweets». Mon préféré de la soirée : « Je dois étudier, mais la musique, c’est bien meilleur.»

Rayon humoristes, c’est Adam Sandler qui a volé le spectacle en interprétant une version métamorphosée de Hallelujah, de Leonard Cohen, durant laquelle il envoie paître l’ouragan Sandy.

On s’attendait à voir les spectateurs quitter souvent le siège – pour boire de la bière ou aller aux toilettes – en raison de la durée de l’événement. D’ordinaire, c’est une plaie. Surprise! Les gens quittaient leur place avec parcimonie, sachant qu’une vedette internationale succédait obligatoirement à une vedette internationale.

On ressentait le sentiment de fierté des Américains face cette épreuve et le respect que méritait cet événement grandiose à leurs yeux. Et ils applaudissaient avec ferveur les secouristes. Je ne sais trop si cet aspect passait bien la rampe à la télé ou sur le web, mais ceux qui ont affronté l’incendie qui a dévasté une partie du quartier de Queens ont été les plus applaudis.

Michael Stipe et Nirvana

Dans ce genre d’événement, il faut aussi prendre des risques. Chris Martin a été le plus culotté en osant livrer Viva la Vida!, seul à la guitare acoustique, sans ses potes de Coldplay. La bombe a eu moins d’impact sans ses tambours, mais une partie de la foule a repris en chœur les vocalises. Très fort.

L’Anglais a toutefois préparé la table à merveille pour LA surprise de la soirée qui n’avait pas été éventée : la sortie de la retraite de Michael Stipe pour une livraison guitare-voix de Losing My Religion, de R.E.M. La foule au MSG a pratiquement chanté le succès d’une seule voix. Géant.

Sir Paul a aussi pris des risques. La nouvelle avait filtré sur le web. Macca allait jouer avec les ex-Nirvana Dave Grohl et Krist Novoselic. Même Pat Smear y était. Laquelle? Smell Like Teen Spirit? Come As Your Are?

Dès les premières notes de cette chanson de mouture garage-trash au possible, je me disais que c’était une obscure chanson du premier disque de Nirvana (avant que le groupe ne soit connu), mais je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus. Et pour cause. C’est une toute nouvelle chanson nommée Cut Me Some Slack.

Alors là, chapeau pour l’intention. Chapeau pour l’audace et le pont formé entre les générations. Grohl tapochait sur sa batterie comme dans le temps. Il était sympathique d’entendre McCartney dire qu’il avait « commencé à jammer avec des musiciens avant de réaliser que je faisais partie des retrouvailles de Nirvana ».

Mais à l’intérieur du MSG, des tas de gens se demandaient ce qui se passait. Ou plutôt, ce que c’était, cette chanson. Ça faisait très «moment d’initiés», alors que ça devait être l’événement au sein de l’événement. Pas très rassembleur pour un spectacle dont le but premier était celui-là : rassembler. Je n’ose imaginer le délire si les boys avaient choisi un titre-phare de Nirvana.

Moment féérique avec Alicia Keys. Photo courtoisie.

Sur ce plan, c’est probablement McCartney qui a quelque peu raté le bateau. Si vous m’aviez dit que Macca allait livrer huit chansons en 40 minutes (le plus long set) mais pas de Yesterday, Hey Jude ou Let It Be, je ne l’aurais pas cru.

Nineteen Hundred and Eighty-Five et pas de Band on the Run ou de Jet? On peu vivre avec ça. Choix éditorial de l’artiste. Mais à la place d’une Yesterday, Paul interprète une nouvelle chanson (My Valentine) écrite récemment pour sa femme? Diana Krall (autre surprise) avait beau l’accompagner au piano… Non. Je crois que PoPaul avait oublié le contexte, même si tout ce qu’il a joué – notamment Blackbird – était très bien livré.

L’ouragan Stones

Donc, qui a le plus brillé? Ils n’ont joué que neuf minutes, mais les Stones ont lessivé tout le monde. C’était comme si le Canadien venait de gagner la finale de la coupe Stanley en prolongation lors d’un septième match. Une véritable explosion atomique quand Jimmy Fallon a lancé le fameux : « And now : The Rolling Stones! » Charlie Watts frappait pratiquement aussi fort que Grohl (o.k., pas vraiment…) pour une menaçante You Got Me Rocking, un choix quand même étonnant à la place de Gimme Shelter qui était taillée sur mesure pour le contexte.

Mick Jagger, le phénomène humain, était aussi lucide que pince-sans rire en notant qu’il s’agissait « de la plus grande concentration de vieux musiciens jamais réunie au MSG ». N’empêche, Keith Richards était en feu. La courte prestation s’explique par le fait que le groupe joue à Newark jeudi, qu’il a été le dernier band à s’ajouter aux artistes du 12.12.12. et que Mick et Keith n’avaient joué deux chansons (Salt of the Earth, Miss You) en 2001 (The Concert for New York City). Ils sont économes avec l’âge.

Billy Joel, impeccable d'un bout à l'autre. Photo courtoisie.

Billy Joel, le roi de Long Island, a probablement offert le set qui proposait le meilleur équilibre entre les chansons liées au thème de Sandy et les grands succès. Outre les chansons nommées plus haut, de magnifiques versions de River of Dreams et de Moving Out (Anthony’s Song) ainsi qu’une You May Be Right à décaper la peinture sont venues s’ajouter au menu. Ma voisine – fan finie de Billy – n’avait plus de voix.

Au même niveau, je place Bon Jovi dans le trio de tête pour les mêmes raisons que Billy : l’équilibre. Et, toutes proportions gardées, la chanson qui aurait eu le plus d’impact de la soirée fut Livin’ on a Prayer.

Le contre-emploi? La présence de Kanye West, mais ce n’est pas de sa faute. Dans un concert bénéfice, tu ne sais jamais qui va se joindre à l’événement. Or, le hasard a fait que ce spectacle s’est  transformé en concert de membres du panthéon de la renommée du rock et de membres en devenir.

Si Alicia Keys avec sa voix soul un peu criarde a parfaitement pu s’intégrer avec un renversant doublé piano-voix (Brand New Me, No One), Kanye était le proverbial chien dans le jeu de quilles. À l’écran, ça passait bien parce qu’il a donné tout ce qu’il avait. L’effort y était. Mais je vous jure que c’est le moment où on a vu le plus de gens aller aux toilettes et à la bière…

Faut-il s’en étonner avec une foule ultra-blanche dans la fourchette 45-60 ans et pas un spectateur de race noire dans les six sections (2000 personnes au moins, ça) les plus proches de moi? En fait, le plus sérieusement du monde, je n’ai pas vu un seul Noir dans toute l’assistance. Ils étaient uniquement présents comme employés dans le MSG. Il y a une étude sociologique et économique à faire là-dessus…

Donc, le plus grand concert de l’histoire du rock? Disons l’un des plus mémorables qui soit avec la plus impressionnante brochette de vedettes mythiques en un même lieu et place. Et l’un des plus longs concerts, aussi : cinq heures et 50 minutes. Moment historique, en définitive.