Le Jazz en 2013: De Maalouf à Maalouf

Ah!, l’exercice des classements… Tâche ardue, exercice redoutable car, comme on n’a pas tout écouté, la perle rare nous a peut-être échappé. Sans compter l’angoisse de voir notre liste trop ressembler à celles des autres critiques.

Par François Vézina

Mais fi de tout ça, l’année 2013 a été une grande boucle, car notre classement commence et se termine par le même artiste: le trompettiste franco-libanais Ibrahim Maalouf. Bonne lecture.

L’album de l’année précédente, mais paru en 2013

Ibrahim Maalouf, Wind (My’ster Productions)

Dilemme. Cet album, sorti en France en fin d’année 2012, est apparu sur les tablettes québécoises qu’en janvier 2013. Alors ? Alors, on en parle quand même. En bien. On le louange. On lui natte une couronne d’éloges. Car c’est un disque fabuleux d’un grand narrateur, d’un raconteur d’histoires inspiré.

Entouré par d’excellents musiciens, dont le contrebassiste Larry Grenadier et le saxophoniste Mark Turner, ce trompettiste à la sonorité plus terreuse qu’aérienne propose des thèmes magnifiques et des climats variés sentant bon le cinéma – ce qui est logique puisque le groupe regardait les images d’un film de René Char lors de l’enregistrement. Et puis, ce disque est si bien présenté: c’est vraiment un bel objet.

L’album de l’adaptation d’une oeuvre littéraire

Chris Potter: The Siren (ECM)

Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage. L’un des plus intéressants saxophonistes de la scène contemporaine s’inspire de l’Odyssée, d’’Homère. Potter évoque avec brio et lyrisme l’aventure, l’abandon, la solitude, la tentation, la nostalgie, les passions déchaînées, nous amenant au coeur de l’expérience humaine. L’accompagnent dans ce voyage de grands musiciens inventifs au sommet de leur art. Ah! Heureux qui comme le mélomane…

L’album de l’OVNI de l’année

Journal Intime: Extension des feux (Neuklang)

Loin, très loin des pontifes commerciaux, ce trio français à la sonorité cuivrée (trombone, saxophone baryton, trompette) raconte de passionnantes et magnifiques histoires musicales. Accompagné de deux invités de luxe, le guitariste Marc Ducret et l’accordéoniste Vincent Peiraini, le groupe part à l’aventure, créant des ambiances variées à l’aide d’arrangements inouïs, d’envolés follement lyriques et de furia maîtrisée. Tel un commando en mission, ils ne font pas de quartier.

L’album des papys toujours en résistance

Wayne Shorter : Without a Net (Blue Note)

Quasi octogénaire lors de l’enregistrement, papy Shorter frappe un grand coup pour célébrer son retour chez Blue Note. Son magnifique quatuor, formé en 2011, roule au quart de tour sans tomber dans la routine. Des grandes et belles conservations auxquelles chacun apporte son grain de sel, son tonus et sa créativité. Au programme: de l’inédit, dont la longue Pegasus, où un quatuor à vents vient s’ajouter aux musiciens, et, parmi les reprises, deux surprises bienvenues: Orbits et Plaza Real. Shorter rappelle le souvenir du quintette de Miles Davis et du Weather Report. La musique n’a pas pris une ride.

L’album absent des radars

Antonio Sanchez : New Life (CamJazz)

Magnifique album où des peaux chantantes, une contrebasse ronronnante et un piano persifleur éclairent et arbitrent un passionnant duel entre deux saxophonistes exceptionnels, David Binney et Donny McCaslin. Huit compositions étonnantes à l’orchestration précise laissent entrevoir la diversité des univers du batteur de Pat Metheny. L’influence du guitariste se fait parfois entendre, surtout lorsque le thème est bercé par la voix de Thana Alexa.

L’album de reprises de l’année

Geri Allen : Grand River Crossings (Montema)

Retour dans les années 1970 et 1980 pour la pianiste du Michigan. Appuyée parfois par le trompettiste Marcus Belgrave et le saxophoniste David MacMurray, elle rend hommage à la musique qui a bercé son enfance et son adolescence en banlieue de Detroit. Au programme du Michael Jackson, du Stevie Wonder, du Marvin Gaye, du Lennon-McCartney. Cela pourrait être convenu, mais comme c’est souvent le cas avec Mme Allen, une seule note, un seul accord suffit pour faire jaillir le miracle. Et comme cela arrive souvent, on ne boudera pas son plaisir.

L’album le plus organique

Steve Coleman : Functionnal Arrthymias (Pi Recording)

Steve Coleman se meut avec grâce et énergie, poussé par des rythmes percutants, un groove envoûtant en perpétuelle évolution. Le saxophoniste peut aussi compter sur un guitariste libérateur d’espace, Miles Okazaki, et un jeune trompettiste, Jonathan Finlayson, avec qui il peut converser égal à égal. Du grand art.

La révélation de l’année

Cécile McLorin Salvant : Woman Child (Mark Avenue)

Déjà auréolée par la critique nord-américaine, cette jeune chanteuse âgée de 24 ans se déplace avec aisance dans le blues, la musique néo-orlandaise et les standards. Sans oublier un joli coup de chapeau à ses origines francophones. Une voix chaleureuse comme la lumière tamisée d’un café, des intonations évoquant à la fois Billie Holiday et Cassandra Wilson, bien servie par de superbes arrangements joués par d’excellents musiciens comptant parmi eux le pianiste Aaron Diehl dont le The Bespoke Man Narrative a été considéré.

La confirmation de l’année

Darcy James Argue : Brooklyn Babylon (New Armsterdam)

Quatre ans après l’inouï Infernal Machines, la grande formation (18 musiciens) du compositeur canadien transforme l’essai. Argue révèle un sacré talent pour synthétiser ses nombreuses influences et nuancer les climats musicaux. Une orchestration taillée dans la pierre et des solistes de grande classe. Tout simplement jubilatoire.

Le disque de l’année… s’il n’y avait pas un autre « de l’année »

Craig Taborn : Chants (ECM)

L’année 2013 a été une belle pour le pianiste de 43 ans. Non seulement son jeu de piano a illuminé les disques de Chris Potter et de Tim Berne, mais son album en trio a été salué par la critique. De belles compositions font la part belle à une superbe interaction entre Taborn et ses compagnons Thomas Morgan et Gerard Clever. Le trio s’éclate, improvise, parvenant à inventer un dynamisme fécond et à créer une beauté qui lui est propre.

Le disque de l’année (mais vraiment de cette année)

Ibrahim Maalouf : Illusions (My’ster Productions)

Bouclons la boucle! Voilà la preuve que le magnifique Wind n’était pas un coup de chance. Cet album, sorti vers la fin de l’année, est une aussi belle réussite. Maalouf et son groupe s’y déploient avec une énergie nouvelle, jamais démentie. Les arrangements costauds qui empruntent au progressif, à la musique orientale, aux fanfares sont plus carnavalesques, encore plus éclatants que ceux de Wind. Un choc!