La photo de la pochette du plus récent album de Caïman Fu dit tout. Ou presque… À travers la lunette arrière d’une automobile, on voit l’horizon disparaître avec les dernières lueurs du jour. L’horizon et le passé, aussi.
Par Philippe Rezzonico
Changements de personnel, de gérance, de réalisateur et de facture sonore. À des milles, le quatrième disque du groupe paru cette semaine annonce un renouveau tous azimuts. Mais un élément majeur, immuable, est toujours bien en place au sein du band : Isabelle Blais, qui représente l’âme, le cœur et la principale raison pour laquelle le saurien musical est toujours en activité plus d’une décennie après sa naissance.
Pas question, ici, de banaliser le travail du guitariste Nicolas Grimard et du batteur Matthieu Massicotte, toujours au poste pour ce nouvel opus. Mais la colle de Caïman Fu, ça demeure l’actrice, comédienne et chanteuse qui s’est interrogée sur la direction musicale du groupe depuis la parution de Drôle d’animal, en 2008.
Depuis ce temps, Caïman Fu a perdu sa compagnie de production, a mis un guitariste (Yves Manseau) sur la voie de garage, s’est trouvé une nouvelle équipe de gérance, a vu son bassiste (Igor Bartula) quitter le navire, un autre se pointer (Dominic Laroche) et s’est trouvé un réalisateur (Carl Bastien) pour la suite des choses. C’est déjà beaucoup.
Trouver sa voix
Mais plus que ça, ce sont les changements personnels vécus par la figure de proue du band qui sont à l’origine de cette nouvelle mouture. L’arrivée d’un enfant et une rupture amoureuse, ça remet drôlement les choses en perspective.
« À des milles, ce n’est pas tant une référence à la chanson comme telle, note Isabelle Blais, attablée dans un café du Centre-ville de Montréal. C’est un moment où tu pars… Moi, ça a été beaucoup de réflexions… De bilans… J’ai fait des constats sur plusieurs sujets. C’est là-dedans que je baignais. De quoi je parle et comment je le dis. Comment va-t-on approcher la musique? A-t-on fini de dire ce qu’on a à dire ensemble? C’est sûr qu’on allait tous continuer à faire de la musique. On s’est posé beaucoup de questions.
« Si on recommence, je me disais : « Qu’est-ce que je veux et qu’est-ce que je ne veux plus? » Je voulais explorer les nuances et les textures dans ma voix. On s’est retrouvé souvent à trois, dans l’appartement de Mathieu, en haut de chez nous, avec un drum électronique. Il n’y avait pas d’amplification et on s’est mis à improviser deux ou trois fois par semaine.
« Mon approche au chant a changé complètement, parce que je n’avais pas besoin de chanter fort. On était dans les nuances. C’est là que j’ai découvert ma voix tout d’un coup. C’est ça que j’ai exploré. En groupe, dans un local, je n’étais pas allée là… »
Liberté totale
Cette approche intimiste fut la base de travail à la réalisation de Carl Bastien qui nous propose un univers de Caïman Fu différent de celui que l’on connaissait. La musique souvent festive, rythmée et un tantinet pop-punk des premiers albums cède le pas à des compositions atmosphériques denses et envoûtantes, comme si le groupe avait décidé collectivement de plonger dans de nouveaux marécages.
« En musique, tout est permis. Tu peux faire ce que tu veux. Le terrain de jeu est plus grand, note Blais, traçant un parallèle avec sa vie d’actrice. Moi, la musique, c’est une découverte sans fin. Au début, nos anciens producteurs nous poussaient beaucoup vers le rock. En vieillissant, je n’ai plus ce genre d’énergie.
« Oui, j’aime encore le rock au boutte, mais je n’ai plus le goût de sauter partout, plus le goût de crier (rires). Oui, le côté théâtral demeure et on va miser là-dessus avec les anciennes chansons qu’on va réarranger pour le show. Souvent, sur les albums précédents, les chansons que je préférais, c’étaient nos chansons plus atmosphériques. »
Comédienne vs chanteuse
Habituée de nos grands (Bordeline) et petits écrans (C.A, Tu m’aimes-tu?) ainsi que des planches des théâtres québécois (Midsummer), Isabelle Blais accorde une importance capitale à la musique. Elle n’est pas de ces actrices qui tentent leur chance dans le milieu musical en raison de leur notoriété et qui abandonnent tout si le succès commercial n’est pas au rendez-vous. Lors des récentes années de bilans et de constats, il y a une interrogation qui n’a jamais été à l’agenda pour elle.
« Quand on s’est posé la question si on allait continuer, je me suis pas posé la question si j’allais arrêter de faire de la musique. J’allais en faire… La question, c’était avec qui… L’écriture, c’est un défi constant. Je continue toujours d’apprendre. Ça vient me chercher. Faire sonner les mots, la langue, groover… »
En dépit de leur fort aspect créatif, il y a peu de choses plus aux antipodes que d’être à la fois une chanteuse et une actrice. C’est particulièrement vrai quand tu chantes tes propres mots. Au cinéma, à la télé ou au théâtre, tu défends le plus souvent les idées et les mots des autres. Est-ce plus libérateur, plus thérapeutique, la chanson?
« Pour moi, c’est très thérapeutique le théâtre. Tu te purges à travers tes personnages, même si ce n’est pas toi. Si c’est drôle, tu ris, et ça te détend. Si tu pleures, tu purges ton « méchant » (rires).
« En musique, l’abandon est moins facile, parce qu’il n’y a pas de filtre. Il n’y a pas les mots de quelqu’un d’autre. Il n’y a pas d’écrans qui te protègent. Et les chansons touchent les gens. Ils se reconnaissent parfois dans les chansons. J’ai plus de pudeur en musique, mais ça fait autant de bien. C’est juste que l’abandon est plus vertigineux. »
—-
Caïman Fu, À des milles (Virago). Présentement disponible.