On l’a souvent dit moribonde, mais la musique improvisée et parfois syncopée ne se porte pas trop mal, portée par des jeunes loups attentifs aux traditions de liberté et à des vétérans aguerris refusant de baisser les bras au nom d’une quelconque logique commerciale.
Par François Vézina
Parmi tous ces brillants musiciens qui ont retenu notre attention l’an dernier, retenons deux noms : celui du pianiste Matt Mitchell, dont l’album figure sur notre liste et qui figure au générique deux autres disques primés; et celui du contrebassiste Thomas Morgan, dont les habiles lignes profondes ont nourri tant de bons candidats. Allez, zou! Bonne écoute!
Le Vigeant de l’album paru en 2016 mais écouté en 2017
Mark Dresser, Sedimental You (Clean Feed)
Sorti en novembre 2016, l’album avait échappé à notre radar. Mark Dresser agrandit ses horizons sans renoncer à ses convictions. Réunissant sept musiciens, il s’aventure sur de grands espaces qu’il remanie à sa guise. Il expérimente sur les couches et les teintes, tant sur le plan harmonique que rythmique. Il joue sur les colorations sonores, combine les tonalités, s’affranchit du temps en le diluant ou le décuplant à sa guise. Ce plaisir intellectuel n’est pas exempt de moments d’émotion, comme ses lentes progressions majestueuses qui permettent aux musiciens, parmi lesquels se démarquent un Marty Ehrlich (cl, cl-b) et un Joshua White (p) en très grande forme, de déployer leurs ailes (Sedimental You ou Will Well). Le contrebassiste n’hésite pas à dénoncer le lobby religieux-commercial (Hobby Lobby Horse) ou la tuerie à l’école de Newtown (Newtown Char) tout en rendant d’émouvants hommages à divers amis et mentors.
Le Vigeant de l’album à voix
Youn Sun Nah, She Moves On (Act)
Malgré le fort engouement (mérité) pour McLorin Salvant, je fais acte d’hérésie. Pour son quatrième album chez Act, la chanteuse franco-coréenne s’invite dans la Grosse Pomme. Elle s’attaque avec bonheur à un répertoire marquée par une pop exigeante, de Lou Reed (Teach the Gifted Children) à Jimi Hendrix (Drifting) en passant par Joni Mitchell (The Dawntreader) ou Paul Simon (She Moves On) et se tourne aussi vers des chants traditionnels magnifiés par des arrangements feutrés (Black Is the Color of My True Love’S Hair). Sa voix chaude, sa souplesse et sa diction impeccable se marient parfaitement au groove discret d’une impeccable section rythmique. Le temps de cinq pièces, dont un splendide duo (No Other Name), elle peut compter sur un grand invité de marque qui connaît la signification du mot feeling: Marc Ribot.
Le Vigeant de la complémentarité
Tim Berne’s Smakeoil, Incidentals (ECM)
Cet album aux séquences captivantes est un complément de You’ve Been Watching Me, paru en avril 2015, car a été lui aussi enregistré en décembre de l’année précédente dans un club de Rhinebeck, un village situé à environ 150 km de New York. Renforcée par la présence d’un étourdissant guitariste, Ryan Ferreira, qui, à l’instar de la formidable main gauche de Matt Mitchell (p), comble l’absence de la contrebasse, la formation de Tim Berne, étonnant organisateur des sons, se déploie dans le temps et l’espace, se promenant au bord du gouffre sans y tomber. Sa capacité de surprendre l’auditeur est intarissable grâce à des permutations renouvelées des musiciens. Ainsi pendant Sideshow, une longue pièce de 26 minutes au cours de laquelle le brio des musiciens empêche l’ennui de s’installer. Les solos semblent inspirer le mouvement suivant dans une résurgence d’énergie jamais démentie.
Le Vigeant de l’album en solitaire
Fred Hersch, Open Book (Palmetto)
Fred Hersch, seul devant son piano, n’abandonne pas ses habits de fin aventurier. Il ne se contente pas de contempler l’abîme. Il y plonge avec une volonté inébranlable et une volupté pleine de charme. Ce saut est un chemin le guidant vers un voyage intérieur où les chemins traversés n’ont rien de tortueux ou de déchirant. Une grande beauté éclaire ce parcours où l’artiste refuse la facilité et n’hésite pas à se mettre en danger. À l’aide d’un jeu animé par des mains agiles et complémentaires, il tire du néant de belles improvisations lumineuses ou attend d’atteindre le bout d’un sentier avant de dévoiler la mélodie de la toujours belle Whisper Not. Hersch ne serait pas Hersch s’il laissait Monk (Erronel) ou la pop (And So It Goes, de Billy Joel) au placard. Majestueux.
Le Vigeant de l’album testamentaire
Henri Texier, Concert anniversaire 30 ans (Label Bleu)
Trente ans pour une petite maison de disque indépendante, ça se fête! Qui mieux que Henri Texier, véritable figure emblématique de Label Bleu, pour présider aux célébrations? Le contrebassiste a réuni autour de lui d’anciens collaborateurs comme Michel Portal (cl, cl-b, ss, bandonéon), Manu Codjia (g) ou Bojan Zulfikarpasic (p) et des récents membres de la famille d’Amiens, Edward Perraud (batt) et Thomas de Pourquery (sa). Texier se lance dans un véritable voyage dans le temps, évoquant Paris-Batignolles (Noises), saluant le colonel Skopje (Colonel Skopje, Desaparecido), puisant dans la bande-son du film Holy Lola (Y’a des vautours au Cambodge ?…) ou rappelant qu’il ne faut plus acheter d’ivoire (Don’t Buy Ivory Anymore, de l’album An Indian’s Week). Si le répertoire a de profonds parfums de nostalgie, l’interprétation, incisive et mordante, empreinte parfois d’une belle intériorité, se libère aisément de la naphtaline. Encore 30 ans ? Volontaire chef!
Le Vigeant de l’abonné aux Vigeant
Steve Coleman, Morphogenesis (Pi Recordings)
Même s’il semble moins ambitieux que lors de son précédent album qui regroupait une vingtaine de musiciens, Coleman poursuit ses démarches exploratoires au sujet de l’évolution d’une oeuvre où les structures et les arrangements aux couches multiples s’articulent autour des improvisations. Le vocabulaire et la syntaxe du langage développé au fil des années par Coleman ne sont pas un obstacle à la transmission de diverses sensations. Sa nouvelle formation compte neuf musiciens, dont les fidèles Jonathan Finlayson (tp), Maria Grand (st) et Rane Moore (cl). Matt Mitchell (p) et Greg Chudzik (cb) viennent se greffer à cet univers si singulier. L’absence de batterie – à l’exception de quelques passages de percussions purement décoratifs – et le jeu vocal de Jen Shyu ajoutent une dimension aérienne à l’ensemble.
Le Vigeant du retour en soi
Charles Lloyd, Passin’ Thru (Blue Note)
Le saxophoniste, quasi octogénaire, retrouve ses vieux complices Jason Moran (p), Eric Harland (batt) et Reuben Rogers (cb) avec qui il a enregistré certains de ses plus bels albums – dont l’excellentissime Rabo de Nube (lire https://www.ruerezzonico.com/le-top-50-de-frank-44-a-lecart-de-la-masse-nuageuse/). Le temps d’une passionnante Dream Weaver et d’une fringante Passin’Thru, Lloyd se remémore son vieux quatuor avec Keith Jarrett et Jack DeJohnette et sa collaboration avec Chico Hamilton. Fort d’une technique encore sûre, il maîtrise parfaitement son langage pour amorcer des dialogues avec l’infini. Lloyd peut compter sur sa formation pour ne pas se fossiliser au contact d’un passé riche. Si l’ensemble se laisse glisser dans des climats oniriques, il ne résiste pas à la tentation de s’en échapper avec délectation et brio. Après tout, les rêves ne sont pas nécessairement vaporeux.
Le Vigeant de l’album qui s’est ajouté à la dernière minute, le coquin
Matt Mitchell, A Pouting Grimace (Pi Recording)
Entouré d’un grand orchestre aux sonorités inouïes réunissant des percussions mélodieuses, des bois inusités et même une harpe, le pianiste Matt Mitchell crée une oeuvre ambitieuse. Ces couches sonores aux accents parfois dissonants lui permettent de faire souffler des vents tumultueux, tourbillonnants et disloquants d’où naissent un chaos source d’inventions, de renouveau. Le compositeur parvient à contrôler ce maelström en gardant à l’ensemble force et cohérence. De cette tempête surgissent de brillants improvisateurs comme Scott Robinson (sax basse, clarinette contrebasse) et Jon Irabagon (sax soprano et sopranino), qui viennent pousser quelques cris vitaux.
Le Vigeant du renouvellement inspiré
Vijay Iyer, Far From Over (ECM)
Vijay Iyer enrichit sa palette sonore en recrutant deux saxophonistes, Steve Lehman et Mark Shim, ainsi qu’un cornettiste, le vétéran Graham Haynes. Le pianiste, toujours fin improvisateur, assume pleinement son rôle d’animateur, canalisant les diverses énergies. La section rythmique au groove impeccable demeure le noyau de la formation autour de laquelle gravitent les interventions souvent convergentes des solistes qui ont bien assimilé le langage du compositeur. Les tirades à l’unisson côtoient d’éblouissants entrecroisements. Le titre de l’album ressemble à une belle promesse. On en bave d’avance!
Le Vigeant de la confirmation
Émile Parisien, Out of Land (Act)
Quatre formidables musiciens – Émile Parisien (ss), Vincent Peirani (acc), Andreas Schaerer (v) et Michael Wollny (p) – s’aventurent, le temps d’un concert dans une salle de Berne, en dehors des sentiers rabattus pour pousser à fond les possibilités de leur instrument respectif. Et pourtant, ce quatuor hors norme ne se coupe pas de ses racines et garde une cohésion d’enfer. Suivant une logique propre, ces musiciens, magnifiques communicateurs, établissent différents climats pour transmettre des émotions authentiques. Travail magnifique de Schaerer à la voix. Son timbre évoque celle du Brésilien Marcio Faraco, il réinvente le chant scat, parvenant s’immiscer dans le jeu de ses compagnons sans le parasiter. Grandiose!
Le Vigeant de la révélation
Dan Tepfer, Eleven Cages (Sunnyside)
Étonnant concept. Le pianiste et compositeur s’invente des contraintes rythmiques et harmoniques auxquelles il refuse de se soumettre totalement pour mieux en explorer les possibilités et en repousser les limites. De ces défis constamment relevés naît une forme de liberté, source d’inspiration pour lui. Chaque piège est déjoué par une solution inventive, inattendue, réjouissante. L’exercice pourrait être parfois vain si ce n’était de la présence d’une section rythmique alerte et allumée. Thomas Morgan (cb) et Nate Wood (batt), formidables éclairagistes, projettent une lumière chaude sur les passionnants jeux intellectuels du patron. Une cage n’est pas une prison, surtout si le gardien laisse la porte ouverte.
Le Vigeant de l’album de l’année si ce n’était de l’album de l’année
Alex Sipiagine, Moments Captured (Criss Cross)
Une très belle surprise, cette galette conçue et préparée par un trompettiste-bugliste russe qui a fait ses classes chez Gil Evans et Dave Holland. Une contagieuse exaltation s’empare des musiciens fort inspirés par des arrangements somptueux faisant appel à une polyphonie énergisante, des entrecroisements précis, un soutien rythmique vitaminé et une utilisation intelligente du synthétiseur et des techniques de réenregistrement – il faut notamment écouter John Escreet (org, synt) dédoubler le solo de Chris Potter (st) sur Evija Bridge. Certaines phrases font penser à Michel Brecker à qui unBlues for Mike est dédié. Le sextette ne transforme pas le plat en une assiette de gelée inconsistante et molle, bien au contraire. Sipianine, Potter et Will Vinson – une découverte! – (sa, ss) sont en verve et délivrent des improvisations éclatantes. Éblouissant.
Le Vigeant de l’album de l’année
Ambrose Akinmusire, Rift in Decorum. Live at the Village Vanguard (Blue Note)
Pour ce passage obligé dans la célèbre salle newyorkaise, le trompettiste a choisi de s’aligner avec sa seule section rythmique et de ne présenter que du matériel inédit. La symbiose entre lui, le formidable Sam Harris (p), Justin Brown (batt) et Harish Raghavan (cb) est totale. Le groupe fait preuve pendant ces deux heures d’enregistrement d’une grande intensité jamais démentie. Il raconte à sa façon différentes histoires: une colère à peine contenue, une joie intérieure, des peines inconsolables. Habiles conteurs, ces musiciens peuvent aussi se lancer dans des apartés sans échapper la logique de leur narration. Mine de rien, Akinmusire, comme un certain Coltrane, jadis, invente son propre langage, maîtrisant ses effets, ses entre-notes, un son décuivré tout en demeurant au service de la musique.