Si le Quartet West est le véhicule des ambitions romantico-nostalgiques de Charlie Haden, son Liberation Music Orchestra, lui, se nourrit des inspirations révolutionnaires du contrebassiste.
Par François Vézina
Enregistré en 1990, moins d’un an après son passage à Montréal dans le cadre d’une carte ouverte, Dream Keeper est le troisième opus du LMO.*
Haden n’a jamais caché ses idéaux d’homme de gauche mais il a su évoluer. La grande fête révolutionnaire célébrée en 1969 a laissé place à une sorte d’apaisement mêlé d’espoirs.
Le contrebassiste profite de l’occasion pour dénoncer avec une élégance certaine le racisme.
Comment? En mettant en musique un poème de Langston Hughes sur le désir de se libérer de ses chaînes, en interprétant l’hymne du Congrès national africain et en dédiant Spiritual à Martin Luther King, Medgar Evers et Malcolm X.
Voilà qui n’est pas banal.
Comme sur les opus précédents, la grande Carla Bley participe à l’aventure en signant tous les arrangements, à l’exception de ceux de Rubo de Nube, confiés à sa fille.
Mme Bley déploie sa vaste palette sonore dès la pièce-titre, une superbe suite de 16 minutes. Un touchant leitmotiv musical accompagnant le poème As I Grow Older, interprété solennellement par un choeur de jeunes gens, alterne avec la vivacité de chants révolutionnaires sud-américains et espagnols.
My hands!
My dark hands!
Break through the wall!
Find my dream!
Help me to shatter this darkness,
To smash this night,
To break this shadow
Into a thousand lights of sun,
Into a thousand whirling dreams
Of sun!
Du grand art
Interpréter l’hymne de l’ANC, Nkosi Sikelel’I Afrika, quelques semaines après la libération de Nelson Mandela, peut être considéré comme un signe d’espoir. Les arrangements sont sobres mais les solos de feu de Ken McIntyre et de Dewey Redman rappellent que le regrettable régime de l’Apartheid régnait encore en Afrique du Sud.
Ici, Haden utilise une technique qu’il affectionne en superposant un chant d’une chorale sud-africaine préenregistré sur le solo du papa à Joshua.
L’album se conclut par Spiritual, une pièce profondément marquée par le gospel. Un fort joli thème et une forte intensité inspirent des solistes qui ont pour nom Ray Anderson, Branford Marsalis, Charlie Haden et Amina Claudine Myers. Excusez du peu.
Les deux autres pièces de l’album sont plutôt des coups de chapeau aux luttes révolutionnaires en Amérique latine.
Une composition du Cubain Sylvio Rodriguez, Rabo de Nube, permet de mesurer le talent de Karen Mantler aux arrangements reposant sur une guitare douce.
Telle mère, telle fille.
Saluer les sandinistes en interprétant Sandino alors qu’ils viennent de perdre le pouvoir au Nicaragua n’est pas un acte innocent non plus. Haden et Bley font encore le choix de la sobriété, la tristesse n’ayant pas encore accouché la colère. Tom Harrell en profite pour prouver que ses justes interventions pendant Dream Keeper n’étaient pas l’effet du hasard.
A l’instar des autres pièces de l’album, les solos sont autant confiés aux instruments traditionnels du jazz qu’à ceux moins flamboyants.
Si, en 1969, le Liberation Music Orchestra célébrait une révolution festive, si, 35 ans plus tard, la révolution deviendra aigrie, merci mister Bush (Not in Our Name), cet album chante l’espoir d’une libération toujours à venir.
*L’album Ballad of the Fallen, sorti à l’époque sous les noms communs de Charlie Haden et Carla Bley, est aujourd’hui considéré comme un album du LMO. Ah, les joies de la discographie!
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Le top-50 de Frank (19): Liberation Music Orchestra, Dream Keeper
Étiquette: Blue Note
Enregistrement: 4 et 5 avril 1990
Durée: 48:43
Musiciens: Charlie Haden (contrebasse), Carla Bley (direction d’orchestre), Don Alias (percussions), Ray Anderson (trombone), Joe Daley (tuba), Sharon Freeman (cor), Earl Gardner (trompette), Mike Goodrick (guitare), Tom Harrell (bugle, trompette), Joe Lovano (flûte traversière, saxophone ténor), Juan Lazaro Mendolas (flûte en bois, flûte de Pan), Branford Marsalis (flûte traversière, saxophone tenor), Ken McIntyre (saxophone alto), Paul Motian (batterie), Amina Claudine Myers (piano), Dewey Redman (saxophone ténor), Oakland Youth Chorus (sous la direction d’Elizabeth Min)