Le Top 50 de Frank (2): Charles Mingus, côté tendre

En 1971, Charles Mingus publiait une autobiographie pleine de bruit et de fureur intitulée Moins qu’un chien. Ce n’était pas la première fois qu’il se racontait car Ah Um, ce chef-d’œuvre publié 12 ans plus tôt, était aussi un disque de mémoire, la sienne.

Par François Vézina

Comme une Amélie Poulain avant la lettre, avec une tendresse égale, Mingus racontait une partie de sa vie par l’entremise d’un amusant jeu de « j’aime… je n’aime pas .»

Nous avions alors appris – mais ne le savions-nous pas déjà? – que ce formidable brasseur de notes, ce redoutable manieur des sons, aimait le gospel, le blues, les chants pêle-mêle des oiseaux, Lester Young, Jelly Roll Morton et, noblesse oblige, Duke Ellington.

Et qu’il vomissait les racistes, surtout s’ils étaient gouverneurs d’État.

Mingus a beau laisser dormir sa colère, sa musique n’en garde pas moins une grande vigueur, une prodigieuse vitalité. L’énergie dégagée par la polyphonie, les improvisations collectives, la générosité des musiciens, les teintes de blues et la diversité des tempos permettrait de faire démarrer le moteur de 150 000 véhicules à – 40 degrés.

Témoins de ce tonus, Better Git in Your Soul, une composition inspirée des airs que Mingus entendait dans les temples de son enfance, Boogie Stop Shuffle et son groove enivrant, ou Bird Calls annonciateur des tempêtes à venir.

Malgré cette ambiance survoltée, ce disque est marqué d’une grande tendresse, à mi-chemin entre une pudeur mélancolique (Self-Portrait in Three Colors), une joyeuse nostalgie (Pussy Cat Dues) et une élégante insouciance (Jelly Roll)

Cet attendrissement n’est jamais aussi grand que lorsque Mingus évoque les musiciens formant son Panthéon personnel.

L’émouvant éloge funèbre réservé à Lester Young est l’un des plus ravissants thèmes de l’histoire de la musique. Il est si beau que ce Goodbye Pork Pie Hat sera repris par des musiciens venus de tous les horizons: d’Anthony Braxton à Uzeb, de Gil Evans à Joni Mitchell, du duo Gary Burton/Ralph Towner à Jeff Beck.

Et même le racisme parvient à peine à réveiller sa colère, notre homme préférant souligner son indignation par une cinglante ironie comme en fait foi l’orchestration vaudevillesque de Fables of Faubus, écrite pour se moquer d’un affreux jojo nommé Orval Faubus, un gouverneur de l’Arkansas qui refusait aux Noirs l’accès aux écoles des Blancs.

Mingus: Name me someone ridiculous, Dannie

Dannie Richmond: Governor Faubus ! (*)

Le compositeur a sans doute enregistré l’un de ses albums les plus faciles d’approche. Et pourtant, sa façon de relire le passé sans le fossiliser et de laisser une grande liberté, tout en la balisant, à ses musiciens, inspirera nombre de musiciens de la mouvance du post-free. Une autre contradiction chez un homme pour qui Le Bruit et la Fureur n’était pas uniquement le titre d’un roman.

(*) Ne cherchez pas à entendre ces mots, ils ne figurent pas sur Ah Um. Fables of Faubus fut-elle censurée par les pontes de Columbia ? Les biographes de Mingus ne s’entendent pas sur la question. Si Gene Santoro (Myself When I Am Real) le croit, Brian Priestley (Mingus: A Critical Biography) assure dans le livret du disque que les paroles ont été composées après l’enregistrement d’Ah Um.

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Le Top-50 de Frank (2): Charles Mingus, Ah Um

Étiquette: Columbia

Enregistrement: mai 1959

Durée: 72:34

Musiciens: Charlie Mingus (contrebasse, piano), Booker Ervin (saxophone ténor), John Handy (saxophone alto, clarinette), Shafi Hadi (saxophone ténor, saxophone alto), Willie Dennis (trombonne), Jimmy Knepper (trombone), Horace Parlan (piano), Dannie Richmond (batterie)