Il apparaît parfois, sur la scène jazzistique, une formation aux sonorités inusitées. Elle aiguise la curiosité et tombe dans l’oubli. Mais, parfois, un de ces groupes réussit à bercer nos oreilles et à nous charmer, comme un ciel étoilé.
Par François Vézina
A la base, la trompette du polyvalent Dave Douglas. Mélodieuse, feutrée, aérienne. Et un accordéon, celui de Guy Klucevsek. Fiable, fluide, complémentaire.
Autant le dire tout de suite: on est loin des flonflons que détestait tant le narrateur de Vesoul.
Au duo se greffent le temps de quelques morceaux, la contrebasse chantante de Greg Cohen et le violon éloquent de Mark Feldman.
Oui, mais le jazz?
Certes, nous sommes loin de La Nouvelle-Orléans, de Chicago ou de New York, mais une belle improvisation sur un rythme entraînant ou déchirant peut faire battre le coeur des plus récalcitrants blocs de glace.
Si les blocs de glace avaient un coeur, bien entendu.
On voyage hors du temps pendant de somptueuses ballades cérébrales comme la pièce-titre, Sea Change ou The Girl with the Rose Hips. Ce sont de vastes terrains de jeu où Douglas dévoile la beauté de ses phrases expressives et sa vaste palette sonore.
Le temps qui s’abolit et renaît de lui-même ne répond même pas aux questions des passants.*
Dance in Thy Soul salue le contrebassiste Charles Haden. Singulier hommage qui démarre en trombe, comme un morceau slave, et qui laisse beaucoup de place au fougueux Feldman avant de faire entendre une belle ligne de contrebasse digne de l’animateur du Liberation Music Orchestra.
Voyage en Europe
L’Italie est si près. Poveri Fiori, de l’opéra Adriana Lecouvreur, du compositeur Francesco Cilia, est transfigurée par le lyrisme de Douglas et de Feldman.
La terre italienne inspire aussi Klucevsek dont la Decafinata ouvre la voie à des échanges à feu vif entre lui et Douglas.
On se laisse envahir par une profonde mélancolie en s’approchant d’un coin de terroir français, le temps d’une valse-musette distinguée (Bal Masqué).
Le coeur s’emballe au son d’un rythme klezmer endiablé lorsque sont évoqués les ghettos désormais fantômes de l’Europe de l’est (Facing West, Wild Coffee).
De belles impros collées à des rythmes d’un peuple persécuté ? Cela ne vous rappelle rien?
Le jazz, bien sûr!
D’accord, les notes ne sont pas teintes de bleue.
D’accord, les rythmes ne tombent pas toujours en syncope.
Mais comme le disait un dénommé Miles Davis qui s’y connaissait: « so what » (mais à propos d’autres choses, sûrement).
Au fil des décennies, le jazz, refusant toute étiquette, a traversé frontières et océans et a su s’adapter aux particularités locales. Si la musique est belle comme une nuit sans nuage, alors pourquoi se priver de ce plaisir?
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* J’aurais bien aimé inventer ce vers mais il est tiré d’un poème de Robert Desnos – un autre auteur tué par les nazis -, Les Charmes de la nuit. J’ignore si Douglas et ses complices s’en sont inspirés.
Le top-50 de Frank (25): Dave Douglas, Charms of the Night Sky
Étiquette: Winter & Winter
Enregistrement: Septembre 1997
Durée: 56:07
Musiciens: Dave Douglas (trompette), Guy Klucevsek (accordéon), Greg Cohen (contrebasse), Mark Feldman (violon)