Le Top 50 de Frank (26): l’homme qui souriait

Miles Davis n’a jamais été un chantre du free jazz (*). Loin s’en faut. Toutefois, il était trop curieux pour ne pas y prêter l’oreille, trop ouvert pour ne pas se laisser influencer par certaines voies de l’avant-garde. Avec des résultats heureux.

Par François Vézina

Miles Smiles est le triomphe artistique du fabuleux quintette réuni par le trompettiste au milieu des années 1960.

L’homme avait rassemblé sous sa houlette des jeunes chevaux fougueux, prêts à s’aventurer dans diverses expériences formelles sans se laisser aller dans le grand n’importe quoi.

La principale qualité de ce disque est la grande cohésion du groupe. Chacun profite de sa liberté pour explorer des chemins de traverse souvent imprévisibles, mais tous demeurent attentifs aux uns et aux autres et évitent de s’éparpiller dans un grand capharnaüm.

Tout au long de l’album, ces musiciens peuvent compter à tout moment sur un solide point d’ancrage: le ronronnement rassurant de la contrebasse de Carter, la polyrythmie flamboyante de la batterie de Williams ou les subtils touches de Hancock.

Des mélodies abstraites

Souvent lancés au bord du gouffre, Shorter – qui a apporté avec lui trois compositions dont la désormais classique Footprints – et Davis se débrouillent comme des maîtres, qu’ils naviguent dans des univers plus abstraits comme Orbits ou des ballades mélodieuses interprétées à la sourdine comme Circle.

La formidable cohésion du groupe poussa son leader à lui jeter un défi: une seul prise par pièce. Les musiciens ont bien sûr potassé avant d’enregistrer, mais ils enlèvent la gageure, même s’ils se demandent tous comment conclure Dolores. Miles et Shorter répètent six fois la même phrase avant que Williams ne les libèrent de quelques vigoureux coups de baguettes.

L’aventure culmine avec Gingerbread Boy au cours de laquelle Miles et Shorter se laissent porter par le groove de la section rythmique et l’abandon des accords harmoniques conventionnels car Hancock se tient coi. Même lorsque le pianiste se lance dans son solo, sa main gauche évite les touches. À la main droite seule de faire vivre la musique. Sans problème.

Résumons-nous: une section rythmique dynamique, des solistes inspirés, un compositeur audacieux, des musiciens doués, une cohésion totale. On comprend qu’il ait eu envie de sourire à l’époque, ce diable de Miles.

Après tout, il venait encore de trouver le moyen d’influencer le jazz pour de nombreuses années.

(*) Il faut lire ses Mémoires (Miles, Pocket Press), parfois délirantes, dans lesquelles il laisse entendre que le free est un complot monté par les méchants critiques blancs, pour l’abattre lui, le grand artiste en particulier, et le jazz noir en général. Et que, dans toute cette histoire, Coltrane, Coleman, Taylor et cie n’ont été que de pauvres marionnettes manipulées.

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Le Top-50 de Frank (26): Miles Davis, Miles Smiles

Étiquette: Columbia

Enregistrement: 24 et 25 octobre 1966

Durée: 41:47 (six plages)

Musiciens: Miles Davis (trompette), Wayne Shorter (saxophone ténor), Herbie Hancock (piano), Ron Carter (contrebasse), Tony Williams (batterie)