Le Top 50 de Frank (28) : Monk, le provocateur

Enregistré dans la douleur, cet album, qui contribua à faire connaître Monk au-delà du cercle des jazzophiles purs et durs, est l’un des nombreux petits bijoux de la discographie du pianiste.

Par François Vézina

Brilliant Corners est une bonne clé pour entrer de pleins pieds dans l’univers monkien. Là, même le temps ne peut résister à la singulière beauté des thèmes.

Après deux albums de reprises (dont l’excellent Thelonious Monk Plays Duke Ellington), le pianiste obtient enfin les coudées franches de Riverside.

S’il peut enfin enregistrer des compositions à lui, cela ne signifie pas que les sessions en studio furent de tout repos.

À elle seule, la pièce-titre, riche en ruptures temporelles et en accords imprévisibles, nécessitera plusieurs prises. Cette dérive du temps, que contrôlent à la perfection Monk et son groupe, se poursuit pendant la superbe Ba-Lue-Bolivar-Ba-Lues.

Monk n’hésite pas non plus à se lancer dans des expériences alchimiques, doublant son piano d’un célesta, comme s’il souhaitait enfermer Pannonica dans une boîte à musique.

Le provocateur

I Surrender Dear, un des premiers succès de Bing Crosby, est la seule reprise que se permet Monk. Le pianiste l’interprète en solo, en l’intégrant à son univers par ses hésitations, son jeu en staccato que complètent des notes lancées en triolet en fin de phrase.

Tout au long de l’album, Monk se montre provocateur, n’hésitant à souligner de façon inusitée ses solistes, commentant leurs chorus de façon presque insolente. Si Sonny Rollins et Ernie Henry se montrent à l’aise dans cet univers, ce n’est pas le cas de tous.

Même un grand trompettiste comme Clark Terry peut s’y perdre parfois. Il faut l’entendre s’arrêter brusquement pendant Bemsha Swing pour le mesurer.

Mais pas de problème, Monk est là pour prendre la relève et poursuivre le solo comme s’il ne s’était rien passé.

Oscar Pettiford et Max Roach ne se laissent pas perturber eux non plus. Les deux grands musiciens maintiennent le rythme comme des gardiens intraitables. Le percussionniste y va également de solos fort inventifs.

Monk, singulier musicien. Un journaliste du Jazz Monthly l’a sans doute le mieux défini: Monk est «un homme qui cherche la vérité mais qui assaisonne sa recherche d’ironie».*

La musique de Thelonious Sphere Monk fait penser à une route secondaire de la Bourgogne. Sinueuse et surprenante, complexe et éblouissante, elle récompense celui qui la parcourt en lui présentant à chaque tournant un paysage d’une beauté à lui faire couper le souffle.

* Cité par Boris Vian, Chroniques de Jazz, Le Livre de Poche, p. 168

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Le top-50 de Frank (28): Thelonious Monk, Brilliant Corners

Enregistrement: octobre et décembre 1956

Étiquette: Riverside

Durée: 42:59

Musiciens: Thelonious Monk (piano, célesta), Sonny Rollins (saxophone ténor), Ernie Henry (saxophone alto), Oscar Pettiford (contrebasse), Max Roach (batterie, timbales), Clark Terry (trompette sur Bemsha Swing), Paul Chambers (contrebasse sur Bemsha Swing)