Le top-50 de Frank (5) : Initiation à la Grande Musique noire

Assister à un concert de l’Art Ensemble of Chicago (AEC) est une profonde expérience initiatique au cours de laquelle on traverse diverses épreuves rituelles entremêlant passé et présent pour la plus grande gloire de «Grande musique noire».

Par François Vézina

Un concert de l’AEC n’est pas l’occasion d’entendre des versions condensées des 100 thèmes les plus populaires de l’histoire du jazz en moins de deux heures. La musique à la Reader’s Digest, très peu pour eux.

Non, l’auditeur est convié à une toute autre expérience tant carnavalesque que mystique.

Le voyage dans le temps ne sera pas chronologique. Le groupe va et vient dans le passé, évoquant les marches néo-orléanaises, les improvisations collectives, le blues, le bop mais retournant constamment à la source, vers l’Afrique.

Ce rappel constant au continent noir est notamment illustré par une utilisation collective, rituelle des percussions (Promenade : Cote Barnako I et II).

Le passé colore le présent, le présent souligne le passé. Ce jeu dialectique donne une énergie à l’ensemble.

Cette dimension est particulièrement présente pendant Sun Precondition Two/Theme for Sco au cours de laquelle, à la fureur des percussions africaine, succède l’éclat des multiples timbres, la furia moderne. Chaque bruit de l’habitat urbain est prétexte à une musique exacerbée, à un délire sonore.

Mais bientôt la fête laisse place à une atmosphère bleutée, un climat mélancolique magnifiquement mis en lumière par la trompette sobre de Lester Bowie et la modernité des percussions (New York Is Full of Lonely People).

Les âmes esseulées de la nuit, tels des fantômes transparents, ne parviennent pas à se rencontrer.

Ce sentiment d’aliénation peut être éliminé par l’appel aux ancêtres. Ancestral Meditation est un long accord d’une durée de sept minutes, un recueillement qui laisse place à un thème dépouillé et à des solos presque discrets de Mitchell et de Jarman

N’ajustez pas le son de votre appareil malgré la discrétion du groupe car les différents niveaux sonores sont un ingrédient essentiel au voyage.

Tranquillement et patiemment, les membres du AEC tissent leur toile mystérieuse mais cohérente. Et tout s’éclaire à la fin, à la faveur d’un Odwalla/Theme, un prodigieux air bop. C’est comme si ce thème venait éclairer tout ce qui a précédé en libérant notre corps et notre esprit, complètement transformés et purifiés par cette expérience envoûtante et spirituelle.

P.S. Quelques années plus tard, je fus témoin d’une telle expérience, aussi intense, aussi jouissive, lorsque j’ai assisté à un spectacle du groupe au Spectrum. Dois-je préciser qu’il s’agit là, encore aujourd’hui, de mon concert préféré, toutes musiques confondues?

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Le top-50 de Frank (5): Art Ensemble of Chicago, Urban Bushmen

Étiquette: ECM

Enregistrement: mai 1980

Durée: cd 1: 46:50; cd 2: 45:56

Musiciens: Lester Bowie (trompette, percussion, cor des Alpes), Joseph Jarman (saxophones, flûtes, clarinettes, basson, percussions), Roscoe Mitchell (saxophones, flûtes, clarinettes, percussions), Don Moye (percussions), Malachi Favors Maghostut (contrebasse, mélodica, percussions)