L’étourdissement. Le choc. Le k.-o. Rien, absolument rien, pas même l’écoute assidue de morceaux issus du rock progressif tels Larks’ Tongue in Aspic, The Knife ou autres Gates of Delirium ou de l’univers dadaesque de Frank Zappa, ne m’y avait préparé.
Par François Vézina
Et pourtant, ils n’étaient que deux. Un spécialiste du saxophone soprano et un pianiste. Deux musiciens à l’esprit libre. Un duo aux allures rébarbatives. Il faut pourtant se méfier des apparences. Elles sont parfois trompeuses.
Reconnaissons-le candidement: il y a, dans ma vie de mélomane, un avant et un après Herbe de l’oubli. Après avoir entendu ce disque, ma perception du Beau s’est complètement transformée. La Beauté pouvait aller au-delà du joli. Elle pouvait se vêtir de divers oripeaux, porter des haillons et des chaussures trouées. Elle pouvait être sale, être oblique; elle pouvait oublier sa lettre majuscule.
En un mot: subversive.
Les deux compères sont si intenses et si complémentaires; ils occupent à eux deux tant d’espace qu’un troisième larron aurait suffoqué sous la déferlante des notes, sous l’amoncellement des couches sonores.
Encore une fois, le jazz réfutait la plus simple des équations mathématiques. Un musicien doué + un musicien tout aussi doué n’égalent pas deux musiciens doués. Non, la somme de l’addition Lacy + Waldron, est l’infini, l’absolu.
Un programme en équilibre
Enregistré en concert dans une petite salle parisienne, l’album affiche un programme bien équilibré(*). Une composition de Waldron (Hooray for Herbie), une de Lacy (Herbe de l’oubli), et pour arbitrer le tout, amitié oblige, une pièce de Monk (Epistrophy).
La première, déjà explorée par nos duettistes quelques années auparavant (voir no 15), garde sa fraîcheur. Jouée avec une certaine frénésie, elle est pigmentée de moments magiques. Le pianiste initie le thème, ponctué par quelques apostrophes du saxophoniste. Au bout de quelques mesures, les deux s’échangent les rôles. A Lacy le thème, à Waldron la ponctuation.
Tous deux explorent ensuite, chacun son tour, toutes les possibilités offertes par le thème. Lacy revient au micro, après la superbe envolée en solitaire de son compère, et reprend pied, non sur le thème même, mais sur une variation du thème.
Éberlué, j’étais.
Mais ce n’était qu’un début.
Herbe de l’oubli est une longue pièce qui se délite en progressant. Tandis que Waldron répète imperturbablement le même motif, Lacy déstructure le thème qu’il a créé. Il va si loin que ce thème se défigure, devient une suite de notes frénétiques, puis de sons abstraits. Pourtant, en aucun temps, ces effets inouïs ne sont des bruits. La communication entre les musiciens et l’auditeur n’est jamais rompue, sans doute grâce à l’ostinato envoûtant du piano.
Dans un état second, moi là. En transe.
Interprétée en complément de programme, Epistrophy résume fort bien le travail du duo: exposition, accompagnement inlassable de Waldron, exploration, variation et reprise du thème, avant un atterrissage en douceur.
Ce disque est aussi une grande histoire d’amitié. Legolas et Gimli. Blake et Mortimer. Waldron et Lacy. Deux compères égaux, chacun refusant de tirer la couverture vers soi, pouvant se fier aveuglément sur l’autre, en complète harmonie.
Et voici que cette histoire débouche sur le réel.
Si l’oeuvre de Monk, de Nichols ou d’Ellington a scellé l’amitié entre Lacy et Waldron, Herbe de l’oubli est le pacte fondateur de celle entre moi et le Frank à moi, celui qui m’a appris mes premières gammes de jazz (et qui, le pauvre, a dû endurer mes tentatives d’étrangler mon alto lors de boeufs bien arrosés).
Mais, en ce moment je suis tranquille.
Nous deux, comme nous sommes là, avec ce soleil, avec cette âme, voilà qui justifie tout, qui me console de tout.(**)
(*) Les trois morceaux d’Herbe de l’oubli ont été réédités dans un coffret de quatre disques: Live at Dreher, Paris, 1981. Magnifique objet, il va s’en dire.
(**) ROMAIN Jules, Les copains, Livre de Poche, p. 126
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Le top 50 de Frank (7): Mal Waldron & Steve Lacy, Herbe de l’oubli
Étiquette: Hat Music
Enregistrement: 15 août 1981
Durée: 36:16
Musiciens: Steve Lacy (saxophone soprano), Mal Waldron (piano)