Le trompettiste Ambrose Akinmusire, bref compagnon de route de Steve Coleman, n’a pas fait mentir le proverbe «Tout vient à point pour celui qui sait attendre».
Par François Vézina
Akinmusire a patienté plus de trois ans après avoir obtenu le prestigieux prix Thelonious Monk avant de signer son premier contrat avec une maison de disques importante. Un long intervalle mis à profit pour muscler son jeu et amener son style à maturation.
Blue Note savait ce qu’elle faisait lorsqu’elle a confié le jeune homme aux bons soins de Jason Moran. De l’aveu même d’Akinmusire, le pianiste s’est montré discret mais efficace.
«Je crois qu’il est plus que simple réalisateur: c’est une muse», l’a-t-il dépeint.1
Existe-t-il plus beau compliment pour un réalisateur?
Moran a su faire confiance au jeune homme. Aussi a-t-il choisi de ne pas demander à une vedette illustre de venir épauler la formation.
Grand bien lui en prit car le groupe est fort bien soudé. La musique qu’il interprète est si personnelle que l’arrivée d’un invité, aussi réputé eut-il été, n’aurait pu que le déséquilibrer.
Les divers thèmes ‑ presque toutes signés par le leader ‑ ne sont pas que beaux. Dans un monde où la Beauté ne suffit plus, ils portent une gravité essentielle propre à émouvoir et à s’approcher d’une vérité.
Confessions to My Unborn Daughter donne le ton. L’introduction du seul Akinmusire laisse présager une exploration des voies abstraites mais quand il est rejoint par les autres membres de la formation, l’auditeur se retrouve confronté avec une réalité plus subtile.
Les musiciens se mettent à nu, portent leur conscience morale au bout de leur instrument. Le monde extérieur est chaotique; Akinmusire et ses compères y jettent un regard inquiet, à fleur de peau (The Wall of Lechuguilla, Regrets).
Inquiétude et indignation, les deux vont de pair. Des percussions orageuses et incandescentes, une poésie directe suffisent à Akinmusire pour protester contre la mort d’Oscar Grant, un jeune Noir menotté abattu par un policier blanc.2 Ça se passait en 2009.
L’Histoire s’étouffe à force de se répéter.
Tear Stained Suicide Manifesto résume de façon émouvante l’état d’esprit des musiciens: une envolée inquiète laisse place à des échanges agités préludes à une ballade sereine. Comme si les conversations apportaient un baume au coeur.
Les musiciens jouent parfois aux acrobates mais évitent les pièges de l’esbroufe à tous vents. Les dialogues entre Akinmusire et Smith sont vifs et engageants (Jaya, Herya). Gerard Clayton est l’épaule sur laquelle les autres se consolent et s’appuient tandis que Harish Raghavan et Justin Brown jettent un éclairage angoissant et envoûtant sur l’ensemble.
When the Heart Emerges Glistening est l’album d’un artiste à la fois généreux et inquiet. La musique d’Akinmusire n’est pas détachée de son époque trouble. Son coeur du trompettiste bat au rythme désordonné de la société mais il bat, lui.
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1-Gélin Jean-Marc, La nouvelle anti-star, in Jazz Magazine/Jazzman, no 625, mai 2011, p. 48
2-À la différence de nombre de ses collègues, ce policier a été reconnu coupable d’homicide involontaire. Il a été condamné à une peine d’emprisonnement de… deux ans.
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Les 51èmes: Ambrose Akinmusire, When the Heart Emerges Glistening
Maison de disque: Blue Note
Enregistrement: 20-22 septembre 2010
Durée: 53:45
Musiciens: Ambrose Akinmusire (trompette, célesta, voix), Walter Smith III (sax ténor), Gerard Clayton (piano), Harish Raghavan (contrebasse), Justin Brown (batterie), Jason Moran (piano électrique)