Trois concerts, trois univers : c’est la beauté du Festival international de jazz de Montréal. Une fois installé dans une salle, tu échappes à la réalité afin de plonger dans le monde dicté par les artistes qui sont devant toi. À ça marche à tout coup. Récit sur deux soirs en trois temps.
Fields de la Soul
« Lee Fields! » Wouaaahhhh! « Lee Fields! » Wouaaahhhh! « Lee Fields! » Wouaaahhhh!
Pendant un instant au Club Soda, lundi soir, on se serait cru dans un aréna lorsque l’un des musiciens du groupe The Expressions a exhorté la foule à saluer la performance de feu de Lee Fields. Et le musicien crie! Et la foule hurle!
Chaque fois, Fields, dégoulinant de sueur, prend la pose, au terme de Faithfull Man durant laquelle il a chanté et hurlé de plaisir et de passion. Nous sommes dans l’équivalent contemporain des finales d’antan des concerts de James Brown, cape en moins.
Remarquez, c’est justement au grand James que Fields fait penser quand il se présente sur scène vêtu d’un veston à paillettes dorées similaire à celui qu’Elvis Presley portait lors de sa spéciale télévisée de 1968 (quand il chante Little Egypt). Vous avez dit bête de scène?
Il faut dire que The Expressions avaient annoncé la couleur avec une instrumentale qui contenait tous les éléments essentiels des écuries Stax, Atlantic et Motown. Les cuivres chauds et pétaradants, les lignes de guitare funk et incisives, les basses sales et lourdes, la rythmique d’enfer. La totale.
Artiste américain ayant amorcé sa carrière bien après que Ray Charles, Sam Cooke, James Brown et tous les autres ténors du genre aient donné à la Soul ses lettres de noblesse, Fields, à 68 ans, connaît depuis près d’une décennie quelque chose que l’on pourrait qualifier de renaissance comme l’a vécu un Charles Bradley, qui nous a quittés récemment.
Nous sommes happés dès Coming Home. On se pourlèche à l’écoute de Work To Do et on est stupéfié de la puissance vocale lors de Love Prisoner. Dès lors, le chanteur fait ce qu’il veut de la foule qui ne demande que ça et qui l’accompagne durant It Rains Love.
Vague de mains au parterre durant Ladies, Fields se veut aussi rassembleur avec ses chansons qui ressemblent à tous les succès de légende du passé, mais qui sont les siennes. Parfois, un petit emprunt, comme la phrase « Can I get a witness », tirée de Some Kind of Wonderful, de Grand Funk Railroad, à Make the World, mais c’est tout.
On ne peut vraiment comparer les époques, mais une chose est sûre, pendant un peu plus d’une heure dans le Club Soda, il régnait l’atmosphère du théâtre Apollo en 1962. Lee Fields était intense à ce point.
Les bons amis de Vincent
Le mercure était nettement plus frais une heure plus tard quand l’accordéoniste français Vincent Peirani s’est pointé sur la scène du Gèsu en fin de soirée. Sourire en coin, vaguement nonchalant, pieds nus comme s’il était dans son salon, le longiligne Peirani arrivait avec ses musiciens qui avaient l’air d’une bande copains qui venaient terminer la soirée avec d’autres potes. La convivialité se ressentait sans peine.
Entrée en matière toute, mais toute en douceur pour la version la plus délicate de Bang Bang jamais entendue. Selon notre âge ou nos références, on pouvait penser durant un instant à Cher, à Nancy Sinatra, à Claire Lepage ou à une scène du film culte Kill Bill, mais bien vite, on en revenait à la pureté de la proposition.
Durant 90 minutes, les Français ont navigué entre des réinterprétations de classiques ou des compositions originales. Unknown Chemistry a démontré la cohésion de l’ensemble et le fait que le saxophoniste soprano Émile Parisien allait se démarquer pas son jeu et son attitude. On a parfois eu l’impression qu’il était lui-même Le Clown sauveur de la fête foraine, tant sa présence physique sur scène attire l’attention.
C’est Tony Paeleman (piano électrique) qui a tiré les marrons du feu pour Enzo, une composition que Peirani a écrite pour son fils, mais pas mal tout le monde s’est éclaté avec le « Kashmir to Heaven », fusion joliment maîtrisée des Kashmir et Stairway To Heaven de Led Zeppelin. Particulièrement aimé le travail du batteur Yoann Serra durant ce moment.
À l’arrivée, les Night Walker et la relecture du Génie du froid de King Arthur ont été satisfaisantes, mais j’avoue que j’aurais pris un Peirani plus dépouillé – accordéon, saxophone, batterie, disons – pour apprécier encore plus son jeu sur son instrument.
Le surdoué et ses francs-tireurs
Lorsque André Ménard lui a remis le prix Miles-Davis mardi soir après avoir fait un lapsus en confondant Joshua Redman et son célèbre père Dewey, Joshua s’est mis à raconter comment il aimait venir à Montréal depuis 1991 avec son père « Joshua ». Les rires et la familiarité entre le musicien américain et le cofondateur du FIJM en disaient long sur le respect mutuel entre les deux hommes.
Presque tous les musiciens et instrumentistes qui ont inspiré Joshua Redman ont reçu le prix Miles-Davis lors des trois dernières décennies. Le saxophoniste a démontré illico qu’il était à la hauteur de ce passé glorieux avec une prestation aussi inspirée que performante.
Le plus récent disque de Redman se nomme Come What May, album de retrouvailles avec avec le pianiste Aaron Goldberg, le contrebassiste Reuben Rogers et le batteur Gregory Hutchinson avec lesquels il avait gravé des enregistrements il y a près de 20 ans.
Entrée en matière quelque peu placide avec Circle of Life, où Redman donne le ton avec un long solo maîtrisé, tout en retenue, qui se fond dans celui de Goldberg. Enchaînement explosif aussitôt avec How We Do durant laquelle Redman se déchaîne comme un volcan qui n’attendait que de faire irruption.
Tout le reste des 90 minutes de concert sera de cette eau. Les fondements du bop – la base de presque toute les compositions proposées – seront offerts dans un langage musical qui respecte le classicisme du genre, sans s’empêcher d’être résolument moderne dans l’approche.
Redman est de ces rares leaders qui peuvent côtoyer le passé au présent, au point que les nostalgiques et les adaptes d’une certaine modernité puissent y trouver leur compte, constat facilement mesuré lors des interprétations de Chi Chi (Charlie Parker) et de Skylark (Hoagy Charmichael).
Oui, on reconnaissait les mélodies de ses monuments d’antan, mais Redman ne fait pas du copier-coller avec le répertoire. Il y avait une approche et une fraîcheur indéniables à ces prestations. Et puis, Skylark, sans paroles et en version post-bop, s’est quand même autre chose que la version des années 1940.
Redman avait gardé le meilleur pour la fin, avec des envolées homériques dans le dernier quart-heure, preuve que les grands d’aujourd’hui peuvent rivaliser avec les grands d’antan, tant qu’il y aura des plateformes comme le Festival de jazz afin de leur permettre de briller.