Les listes de Frank: 12 + 1 + 1, cuvée 2019

Steve LehmanNous voici à notre 6e gala des prix Vigeant, ma sélection personnelle de mes albums préférés parus sur la scène jazzistique mondiale en 2019. Mélange de jazz contemporain, de néo-bop chaleureux et de fusion improvisation-musique urbaine. À vos marques.

Par François Vézina

Le Vigeant de l’album paru en 2018, mais écouté en 2019 

Stéphane Kerecki, French Touch (Incices)

KereckiAprès le cinéma, le contrebassiste se laisser inspirer par la musique électronique française des années 1980 et 1990. Un défi, car comment jazzifier ce son lourd, ce martèlement rythmique incessant.

Pour réussir son pari, Kerecki choisit des chansons de la variante plus pop de ce courant musical, interprétant des œuvres du groupe Air (à ne pas confondre avec le trio de jazz), de Daft Punk et autre M83.

La greffe est réussie par l’emploi de figures rythmiques ingénieuses, de phrases répétées à la contrebasse et de quelques effets électroniques employés à bon escient par Josef Dumoulin (qui remplace le regretté John Taylor à qui l’album est dédié). Le quartette recrée une ambiance qui lui est propre, propice aux explorations parfois rêveuses, parfois lyriques, mais toujours lumineuses d’un Émile Parisien, décidément un grand saxophoniste.

Le Vigeant de la ceinture fléchée

Jacques Kuba Séguin, Migration (OddSound)

Jacques Kuba-SéguinLe trompettiste québécois dit s’être inspiré de conversations avec des amis sur l’identité et les appartenances culturelles. Une chose est certaine: la démarche a porté ses fruits.

Kuba Séguin propose des compositions de belles factures post-bop aux accents kaléidoscopiques. Il refuse de se laisser enfermer dans des structures trop rigides en n’hésitant pas à se propulser dans des virages à 45 degrés. Lui-même un très bon improvisateur, il laisse beaucoup d’espace à ses partenaires. Quand on compte parmi eux Yannick Rieu (st) et un impérial Jean-Michel Pilc (p), il serait bien ridicule de ne pas en tirer profit.

Le Vigeant du meilleur album d’un membre ancien ou actuel des Bad Plus

Ethan Iverson Quartet avec Tom Harrell, Common Practice (ECM)

Ethan IversonEthan Iverson (p) se compte parmi les grands admirateurs du trompettiste Tom Harrell. Il l’a convaincu de monter sur la scène du Village Vanguard avec son trio pour une série de concerts à la fin de janvier 2017.

Les deux hommes ont convenu d’exécuter des standards (Sentimental Journey; All The Things You AreI Can’t Get Started; etc.) qu’ils renouvellent avec brio. Bien appuyé par la dynamique section rythmique – Ben Streets (cb) et Eric McPherson (batt) -, le pianiste oublie les grandes envolés romantiques du temps qu’il jouait au sein des Bad Plus, se contentant de jouer un rôle d’excellent faire-valoir auprès de Harrell. Celui-ci, libéré de la pression de présenter du nouveau matériel, démontre une fois la lucidité et la fluidité de son discours ainsi que la chaleur de son jeu. A-t-il déjà été aussi émouvant que sur cette splendide version de The Man I Love?

Le Vigeant du plus bel Ovni

Christian Scott aTunde Adjuah, Ancestral Recall (Stretch Music/Ropeadope)

Christian ScottÀ l’écart des modes et des écoles, le trompettiste suit sa voie bien à lui. Sa musique défie tout classification, c’est dire si elle est personnelle.

Concentrant son énergie à forger des rythmes à la fois nouveaux et anciens, à la fois spatialement enracinés – ah! ce déluge de percussions africaines! – ou purement enfantés, il ouvre une porte donnant sur une toute nouvelle dimension où les traditions et les innovations se fusionnent pour former un tout. Il enveloppe ces tempos complexes de quelques nappes sonores aux accents feutrés ou tonitruants pour mieux les éclairer. Les chassés-croisés entre Scott et Elena Pinderhughes (f) et les textes récités ou rappés par Saul Williams ou Chris Turner décuplent l’énergie de l’ensemble. Viscéral.

Le Vigeant du plus bel hommage à Miles Davis

Nicolas Folmer, So Miles (Cristal Record)

Nicolas FolmerUn hommage à Miles Davis. Un autre pour s’ajouter à une liste déjà longue, mais celui de Nicolas Folmer se singularise non seulement par le choix du répertoire – qui ne fait pas l’impasse sur les années fusion -, mais par la grande modernité des arrangements n’hésitant pas à recourir aux effets électroniques.

Rick Margitza (st), un complice des dernières années de Miles, participe à cette aventure, mais il se fait souvent voler la vedette par un formidable Stéphane Guillaume (ss, f, cl). Folmer s’amuse à faire des va-et-vient avec les passés de son héros.

Ainsi Blue in Green qui épouse tout naturellement Nefertiti ou encore la bien nommée Gil Evans qui évoque les grandes messes Davis-Evans. La mélodie de So What, farouche, ne se laisse deviner que lentement. Poussant l’hypothèse qu’un Miles encore vivant (et en forme) ferait joujou avec des airs d’aujourd’hui, le trompettiste français interprète un succès du groupe français Daft Punk: Get Lucky. Ce n’est pas là le moment fort de cet album surprenant.

Le Vigeant du plus bel hommage à un groupe progressif obscur

Michel Edelin Quintet, Echoes of Henry Cow (Rogueart)

Michel EdelinIl faut être un brin téméraire pour tirer son inspiration d’un des groupes les plus déjantés de la scène progressive britannique des années 1970, Henry Cow. Geste politique ? Retour nostalgique à un passé révolu ?

À l’instar de la formation de Fred Frith et de Chris Cutler, la musique de Michel Edelin (f) et de ses partenaires – Sophia Domanich (p, p-e), Sylvain Kassap (cl), Simon Goubert (batt) et Stéphane Kerecki (cb) – échappe à toute classification. La mise en scène proposée par l’arrangeur français est fabuleuse. Cette architecture sonore soutenue par la contrebasse majestueuse de Kerenki permet un juste équilibre entre arrangements écrits et passages improvisés, apportant à l’ensemble une étrange théâtralité à forte progression dramatique. Cerise sur le gâteau: la musique est parfois accompagnée d’un texte de Cutler ou de Peter Blevag récité par John Greaves, qui fut le bassiste du groupe.

Le Vigeant de l’album du coin du feu

Eric Reed, Everybody Gets the Blues (Smoke Session)

Eric ReedAdmirablement servi par une production bien calibrée, Eric Reed (p) demeure fidèle à la lettre et à l’esprit d’un hard bop éternel.De la pièce titre, sorte d’appel à la solidarité humaine, car on doit tous un jour exorciser ses cafards, à la conclusion de Road Life, du regretté James Williams, le pianiste anime une séance fort vigoureuse, bien épaulé par des musiciens hors pair, dont le très bon Tim Green (st, ss). Reed se montre intarissable, bien nourri par ses diverses influences.

Mais, au-dessus des fantômes des John Coltrane, Fred Hubbard ou Bud Powell, fort bien évoqués, survole l’ombre gigantesque d’un pianiste plus méconnu: Cedar Walton. Non seulement le pianiste reprend Martha’s Prize, il lui dédie aussi une valse Cedar Waltzin’ qu’il conclut en y ajoutant quelques mesures de Don’t Worry ‘bout a Thing de Stevie Wonder, musicien dont Walton est un admirateur. Comprendre le blues? Pas de problème. En restituer parfaitement l’esprit ? Ce n’est pas donné à tous les musiciens. Preuve du grand talent d’Eric Reed.

Le Vigeant de l’album inscrit au palmarès à la dernière minute

Mark Dresser Seven, Ain’t Nothing but a Cyber Coup & You, (Clean Feed)

Mark DresserMark Dresser et ses magnifiques Sept lancent leur filet dans la grande mare du jazz contemporaine et en tirent quelques magnifiques prises.

L’album s’amorce et se conclut par deux beaux hommages à des musiciens décédés au cours des dernières années: le premier à Arthur Blythe (Black Arthur’s Bounce), superbe fresque vive aux accents caméléonesques, le second à Butch Lacy (Butch’s Balm), somptueux hymne funéraire.

Tout au long de l’album, Dresser parvient à varier les climats, jouant avec brio sur l’exacerbation de la dichotomie détente/tension. Il sectionne ses troupes pour permettre des conversations multiformes et ouvertes ou pour bien encadrer les solistes, tous fort inspirés, notamment le nouveau venu Keir GoGwitt (v), dont les lignes délicates peuvent déchirer les coeurs les plus froids, ainsi que les éclatants Marty Ehlich (cl, cl-b, sa) et Michael Dessen (tb).

Le Vigeant de l’album du meilleur invité

Steve Lehman Trio + Craig Taborn, The People I Love (Pi Recordings)

Steve LehmanCraig Taborn est un pianiste fort sollicité. Avec raison. Duo avec Vijay Iyer, trio avec David King et Reid Anderson et cette séduisante participation à titre d’invité de (grande) marque sur le dernier album du trio de Steve Lehman. Son jeu en apparence apaisé tend une ombre crépusculaire qui humanise celui, nerveux, précis et sec du saxophoniste. Les deux compères de la section rythmique, Matt Brewer (cb) et Damien Reid (batt), contribuent à cette dramatisation radicale axée sur l’urgence du temps présent par un matraquage inlassable tonifiant. Les tensions se décrispent en toute fin d’album, le temps d’une magnifique version de Chance, de Kenny Kirkland.

Le Vigeant du grand cru (qui se bonifie avec le temps)

Tom Harrell, Infinity (HighNote)

Tom HarrellLe trompettiste Tom Harell a sans doute rassemblé sa plus belle formation: Mark Turner (st), Charles Altura (g), Ben Street (cb) et Johnathan Blake (batt). Pouvant miser sur des musiciens aussi aguerris et chevronnés, il peut proposer des fort belles compositions multiformes aux structures mouvantes, parfois en constante évolution à l’intérieur même de la pièce.

Cette relative sophistication inspire des solistes qui s’expriment avec une chaleur, une grâce et une grande musicalité. L’arrimage entre les deux solistes et une section rythmique qui a le diable au corps est assuré par un Altura, fin coloriste et brillant soliste. Tout musicien est placé devant une infinité de choix, mais encore il faut savoir s’engager dans les bons. Harrell et sa bande y parviennent merveilleusement. Revigorant.

Le Vigeant de la révélation de l’année

Anna Webber, Clockwise (Pi Recording)

Anna WebberFascinant album. Les musiciens de cet orchestre hétéroclite tournent sans doute à contre-sens, mais ils suivent tous la même direction. L’écriture de la jeune saxophoniste-flûtiste canadienne est rigoureuse, alerte et audacieuse.

Pouvant miser sur d’excellents exécutants, dont Matt Mitchell (p), Jacob Garchik (tb) ou Ches Smith (batt, vib, perc), Webber s’inspire des climats actuels pour créer une musique angoissante, urbaine, où s’entrechoquent des sons dans une polyphonie inquiète sans céder à une quelconque cacophonie. Elle réussit à trouver un bel équilibre entre passages écrits et improvisés. Renversant les rôles, les solistes tendent à mettre en valeur l’orchestre, s’agglutinant aux figures structurelles des compositions comme s’ils obéissaient à la force d’attraction d’un puissant noyau. Implacable loi de la gravité.

Le Vigeant de la confirmation de l’année

Matt Mitchell, Phalanx Ambassadors (Pi Recording)

Matt MitchellMatt Mitchell a beau composer pour un plus modeste quintette plutôt que pour un grand orchestre flamboyant, comme son album précédent, il n’en demeure pas moins ambitieux.

Fidèle à lui-même, le pianiste américain s’inscrit de nouveau dans une lignée contemporaine, cherchant à approfondir l’amalgame entre une écriture serrée et des improvisations presque furtives. Inspirés par une sorte d’urgence et variant subtilement les climats, Mittchell et ses partenaires parviennent à tisser des toiles narratives souvent sombres et fortement marquées par des progressions dramatiques mystérieuses. Tous jouent avec un grand abandon, leurs interventions se dissolvant dans un jeu d’ensemble furieux et énergique.

Le Vigeant de l’album de l’année si ce n’était de l’album de l’année

William Parker – In Order to Survive, Live/Shapeshifter (AUM Fidelity)

William ParkerOrder To Survive est l’un des nombreux groupes de William Parker, un contrebassiste avant-gardiste, maître du chaos organisé. Le voici en concert dans la petite salle d’un centre multidisciplinaire new-yorkais, le Shapeshifter Lab. Rarement, le nom d’une salle a aussi bien convenu aux musiciens à l’affiche. Parker et ses fidèles complices – Rob Brown (sa), Hamid Drake (batt) et Cooper-Moore (p) – jouent une musique multiforme, irréductible. Les échanges sont vifs, éclatés, mais toujours cohérents.

Si la longue suite Eternal Is the Voice of Love est « dédiée à un esprit nommé Paix », le groupe exprime de façon nette une colère légitime face à l’injustice et à la détérioration environnementale. Parker rend hommage au tromboniste Grachan Moncur III (Newark) avant de conclure sur un blues déglingué au cours duquel un autre fidèle Dave Sewelson vient prêcher sur tous les tons que In order to Survivre, We Need to Keep Hope Alive (Afin de survivre, il faut garder espoir), c’est ce que fait le groupe en refusant de baisser les bras devant la sottise humaine et le mercantilisme culturel. Exaltant.

Le Vigeant de l’album de l’année

Matana Roberts, Coin Coin, Chapter Four: Memphis (Constellation)

Matana RobertsNe découvrir une œuvre qu’au quatrième chapitre – comme c’est le cas ici – peut être déroutant, mais le nouveau venu n’a pas à patienter longtemps avant d’obtenir sa récompense.

La multi-instrumentiste américaine met rapidement l’auditeur au parfum. Les enjeux mémoriels et artistiques sont clairs. Dans un envoûtant maelström de sons, mêlant improvisations délurées, récitations, détournements, hommages épars, Roberts démêle les nœuds de son passé, métaphore de la condition des Noirs chez tonton Sam.

On y entend la même colère exprimée jadis par Max Roach et Abbey Lincoln ou les collages furibonds du Art Ensemble of Chicago – après tout, la musicienne a été membre de l’ACCM pendant quelques années – assaisonnée de quelques accents gospels ou même folkloriques. Passionnant et éblouissant. Non seulement on attend la suite avec impatience, mais l’album nous pousse à nous à plonger sans tarder dans les chapitres précédents. Ça, c’est de l’efficacité.