Les listes de Frank: le meilleur du jazz en 2022

The 7th Hand, Immanuel Wilkins

Ai-je eu la berlue? Mais non, les principaux quotidiens montréalais ont fait l’impasse sur le jazz dans leurs différents palmarès musicaux, même si le merveilleux Ghost Song, de Cécile McLorin Salvant, et le correct Jacob’s Ladder, de Brad Mehldau, figurent dans certains d’entre eux).

Et ça, dans la ville qui accueille l’un des plus importants festivals de jazz de la planète…

Par François Vézina

Pourtant, la scène de la musique improvisée et syncopée est toujours aussi vivante, aussi diversifiée. Plusieurs musiciens explorent des avenues intéressantes, comme ses artistes qui mêlent des éléments de hip hop, de R&B ou de prog pour donner de nouvelles teintes à une musique qui ne manque pas déjà de couleurs.

Et c’est sans compter tous ses créateurs qui réussissent à trouver des façons d’assaisonner l’écriture à l’improvisation ou qui demeurent fidèles à la note bleue. Pour en faire une démonstration : voici le gala annuel des Vigeant, c’est-à-dire mon palmarès jazz personnel pour l’année qui vient de s’achever.

12 – Le Vigeant de la plus belle mutation.

The Bad Plus, The Bad Plus (Edition)

Le Bad Plus réussit sa mutation de la belle des façons. Après le départ d’Orrin Evans, Reid Anderson (cb) et Dave King (batt) ont décidé de faire peau neuve et de brasser de nouvelles cartes. Exit le piano. À la place, un guitariste au style bien acéré, Ben Monder, et un saxo-clarinettiste au jeu sec et précis, Chris Speed. L’intégration est fructueuse.

Ce changement apporte un nouveau dynamisme sonore et un système harmonique plus complexe, mais paradoxalement, cela rapproche le groupe de ses origines en présentant une musique dure, mordante et sans compromis. Anderson et King se partagent les compositions dans un esprit complémentaire. Elles présentent des couleurs vives, colorées et souvent contrastées. À suivre.

11 – Le Vigeant de l’album aux plus belles racines africaines.

In the Spirit of Ntu, Nduduzo Makhathini (Blue Note)

Coup d’envoi fort réussi pour la filiale africaine de la maison Blue Note. Celle-ci a eu la main heureuse en confiant les clés au pianiste sud-africain, vedette montante de la musique sud-africaine. La production est somptueuse. Makhathini et ses partenaires se montrent à la hauteur des enjeux.

Enregistré dans la foulée des émeutes en Afrique du Sud, l’album prône une réconciliation fondée sur l’apaisement des esprits, sur l’interconnexion de tous les éléments de la société et de la nature. Sans faire de compromis pour trop plaire aux oreilles occidentales, l’artiste propose des chants et des rythmes incantatoires. Ses arrangements, mélangeant le velouté et la fougue, est un terrain de jeux fertile pour de bons improvisateurs comme Jaleel Shaw (st), Linda Sikhakhane (st) ou Robbie Fassie (tp). Ntu est apaisé.

10 – Le Vigeant de l’amour filial

Father’s Wing, Rob Mazurek Quartet (RogueArt)

Rendant hommage à son père mort en 2016, Rob Mazurek établit un bel équilibre entre climat électro-acoustique et une certaine exubérance post-bop digne du Art Ensemble of Chicago. À l’instar des grands créateurs contemporains, le trompettiste tend à une synthèse intéressante des passages improvisés et écriture mélodieuse.

Fidèle à lui-même, il laisse une grande place à de bons partenaires: Kris Davis (p), Ingebrigt Häker Flaten (cb) et Chad Taylor (batt). Ceux-ci répondent bien à l’appel en incorporant des éléments souvent justes aux compositions sombres et tendues de Mazurek.

9 – Le Vigeant de l’album enregistré sur la rue St-Denis

Alive : live at Dièse Onze, Jean-Michel Pilc (Justin Time)

Installé à Montréal depuis quelques années, le pianiste français est surpris en flagrant plaisir de création dans une petite salle de la rue St-Denis. Jouant au chat et à la souris avec des thèmes relativement connus (Softly As In a Morning SunriseNardisAll Blues) ou improvisant totalement à partir d’un schéma en apparence simple, Pilc (p) se nourrit du goût du risque assumé et de la joie de retrouver un auditoire, faisant preuve d’une belle vitalité.

Ses partenaires, Rémi-Jean LeBlanc (cb) et Jim Doxas (batt), jouent en osmose, partageant avec lui le plaisir de maintenir la magie le plus longtemps possible. Ah! Le dur désir de perdurer, pour périphraser Paul Éluard.

8 – Le Vigeant de l’album pour lequel l’artiste est retourné à la planche à dessin.

New Gospel Revisited, Marquis Hill (Edition)

Sept ans après la sortie de son premier album publié à compte d’auteur, le trompettiste américain en propose une nouvelle interprétation à l’occasion d’un concert dans une salle de Chicago. On peut aisément parler d’une véritable renaissance.

Au fil des ans, Marquis Hill, plus sûr de son art, a acquis une belle maturité. Mieux encore, au lieu des jeunes compères sympathiques, il est accompagné par un véritable All Stars qui ne joue pas au faire-valoir et ne se contente d’attendre sa paie: Walter Smith III (ts), Joel Ross (vib), James Francies (p), Kendrick Scott (batt) et Harish Raghavan (cb). Tous tirent dans la même direction avec un entrain intarissable et proposent de riches improvisations. Espérons qu’ils répéteront l’expérience dans une vingtaine d’années.

7 – Le Vigeant de l’habituée de cette liste :

Amaryllis, Mary Halvorson (Nonesuch)

Contrairement à la plante dont le titre de cet album porte le nom, la musique de Mary Halvorson n’a rien de vraiment ambigüe. Au contraire, ce sextette à la sonorité peu commune se jette corps et âme avec un sentiment d’urgence dans des improvisations aventureuses et flamboyantes.

Les arrangements précis donnent naissance à de somptueux passages riches d’imagination auxquels Halvorson (g), Adam O’Farrill (tp), Patricia Brennan (vib) et Jason Garchik (tb) apportent un éclat jouissif. La pulsion énergique donnée par Tomas Fujiwara (batt) et Nick Dunston (cb) contribue à l’effervescence nerveuse de l’ensemble. Un quatuor à cordes se greffe au groupe pour les trois dernières pièces de l’album. Son intégration pleinement réussie ajoute des effets saisissants. Un miracle!

6 – Le Vigeant de l’album d’un artiste qui refuse de se reposer sur ses grands lauriers

Seriana Promethea, Murray/Jones/Drake (Intakt)

Confiné en Europe en pleine pandémie, David Murray (st, cl-b) forme le bien nommé Brand New World Trio avec les excellents Brad Jones (cb) et Hamid Drake (batt). La complicité s’installe rapidement entre ces trois musiciens et rappelle les belles heures d’un autre grand trio, Air. Ils occupent un espace étendu sans se disloquer, le point d’équilibre étant assuré par le brio mélodiste du charismatique souffleur.

Murray fait tournoyer les notes dans une réjouissante farandole. Drake se multiplie pour pousser son patron dans ses derniers retranchements pendant que Jones assume avec une grand aisance le rôle d’ancre. Le maître en profite pour rendre un joli hommage au groupe funk Sly and The Family Stone (If You Want Me To Stay). Un Murray de très bon cru.

5 – Le Vigeant de l’arrivée de dernière minute

Americana, vol. 2, JD Allen (Savant)

Le saxophoniste raconte à sa façon comment l’immigration des Noirs du sud vers le nord a façonné l’histoire des États-Unis. Au lieu d’employer des mots, ce poète des sons fait syncoper les rythmes et les notes dans une matière qu’il connaît comme le fond de sa poche: le blues. Et comme pour mieux ancrer cette musique dans ses racines profondes, il associe à sa brillante section rythmique habituelle — Gregg August (cb) et Rudy Royston (batt) — un guitariste de choc qui en sait long sur ce sujet, Charlie Hunter.

Ce quatuor n’oublie pas que le blues est une musique de l’âme. Quelques titres rappellent que ce parcours d’un peuple pour s’arracher à la misère n’était pas une randonnée dans un jardin de roses: This World Is a Mean WorldHammer and Hoe ou rappelant une révolte ouvrière en Virginie-Occidentale, The Battle of Blair Mountain. Émouvant.

4 – Le Vigeant de la révélation de l’année

Envolée, Ariane Racicot (Multiple Chord Music)

Premier album fort réussi pour la pianiste québécoise de 25 ans. Racicot épate par sa grande maturité qui se manifeste par le choix des thèmes (cinq compositions à elle de moyenne durée alors qu’elle aurait pu refaire le coup de Bohemian Rhapsody qui avait fait un tabac sur YouTube) et la complexité contenue de son jeu.

Bien entourée par des partenaires qui la mettent bien en valeur, la musicienne a bien retenu les leçons du prog et des pianistes de jazz qu’elle affectionne comme Chick Corea: maîtrise des énergies, virtuosité à bon escient, variation des climats pouvant aller jusqu’à la rupture de ton. Assurément un nom à retenir.

3 – Le Vigeant de la confirmation de l’année

Interpret it Well, Ches Smith (Pyroclastics)

Dans la musique collective improvisée, l’essentiel n’est pas seulement une bonne interprétation, comme le laisse sous-entendre le titre de ce puissant album. Il faut aussi une bonne dose de complicité, comme en font foi Ches Smith (batt, vib) et ses partenaires imaginatifs Bill Frisell (g), Craig Taborn (p) et Mat Manieri (alto).

Inspirés par la musique minimaliste, les diverses trames narratives, les climats sont établis par d’envoûtantes boucles, de mystérieux ostinatos. Chaque musicien forme son propre noyau autour duquel les autres tournent en orbite un constant mouvement d’attraction et de révulsion. L’absence d’une basse contribue à cette verticalité spatiale. On peut facilement se laisser absorber par ces pérégrinations captivantes. À moins que cette bonne interprétation soit celle de l’auditeur, L’écoute étant un permanent jeu à deux entre lui et le groupe.

2 – Le Vigeant de l’album qui aurait été album de l’année n’eut été de l’album de l’année

Jokers, Vincent Peirani (Act)

L’accordéoniste Vincent Peirani joue ses jokers et rafle la mise. En compagnie de ses complices Ziv Ravitz (batt) et Frederico Casagrande (g), il réinvente la formule du «power trio». À l’accordéon, je vous prie…

Comme un grand nombre de musiciens européens, il ne souffre d’aucun complexe devant une certaine musique pop radicale, ajoutant à son répertoire des chansons de Marilyn Manson (This Is the New Shit), de Bishop Briggs (River) ou de Nine Inch Nails (Copy of A). Faisant fi des difficultés apparentes, les trois musiciens allient un jeu brut à une grande souplesse rythmique et parviennent à dégager une forte énergie ravigotante. Le Français n’en oublie pas de déployer son brio mélodique, chaque improvisation menant à de riches développements. Parfois malicieux, aimant triturer les sons, il n’hésite pas de lancer l’auditeur sur de fausses pistes. Et le tout finit doucement, quelque part en Sicile (Ninna Nanna).

1 – Le Vigeant de l’album de l’année

 The 7th Hand, Immanuel Wilkins (Blue Note)

Pour son deuxième album pour la prestigieuse maison Blue Note, Immanuel Wilkins (sa) et ses hardis compagnons hissent haut le pavillon coltranien. Portant le blues en bandoulière, le quartette, auquel s’ajoute Elana Pinderhughes (f) le temps de deux numéros, s’aventure dans un riche parcours initiatique, comme s’il voulait s’imprégner des dernières parcelles de beauté d’un monde à la dérive avant de faire le grand saut vers la réalité chaotique.

Lift, la dernière pièce de l’album, est un morceau de bravoure de 26 minutes, un tour de force où le groupe se lance dans le tumulte avec la force d’un tsunami. Fulgurant, résolu, le saxophoniste s’expose sans tergiverser, bien appuyé par une section rythmique digne des plus grandes.

En complément

L’album paru en 2021 mais écouté en 2022.

Phantasmagoria [or] a Different Kind of Expedition, Eivind Aarset 4-tet (Jazzland)

Le titre remplit ses promesses. Eivind Aarset (g) nous transporte réellement dans un autre monde. Comme c’est souvent le cas, la destination ne prime pas autant que le trajet à parcourir. Notre guide ainsi que ses compères Wetle Holte (batt, perc, synth, o), Erland Dahlen (batt, perc) et Audun Erlien (b, synth) sont de véritables maîtres des sons.

De la force de leur poignet, ils font naître de magnifiques paysages sonores, libèrent des passages scintillants. Les notes s’agglutinent autour de nous en une sorte de danse rituelle de délivrance. Nos sens sont si envoûtés que les frontières musicales s’embrouillent. Jazz électronique? Rock progressif ambiant. Peu importe, puisque l’essentiel, c’est le bien-être provoqué par ce somptueux cocon.

La «redécouverte de l’année» (remis à un ancien album de ma collection ou pas redécouvert en 2022)

Octet Plays Trane, David Murray Octet (Just in Time)

David Murray revient à John Coltrane comme on revient à la source originelle, à la fois humble comme un disciple et hardi comme un maître.

Pour ce nouvel hommage, il entraîne son octette dans un joyeux feu d’artifice de notes, aux teintes polyphoniques colorées et d’improvisations sauvages aux idées foisonnantes. La formation menée à grand train par une section rythmique dynamique — D.D. Jackson (p), Mark Johnson (batt) et Jaribu Shahib (cb) — reprend sa place légitime au zénith.

Le savoir-faire des musiciens, tous de très bons solistes, réanime un répertoire varié ramenant aux périodes Atlantic, Blue Note et Impulse! de Coltrane, le programme se concluant par une apothéose nommée Acknowledgement. A l’instar de son modèle, Murray sait dévoiler sa vérité propre. Sa force de conviction est si puissante qu’il convainc le mélomane à le suivre en toute confiance, les yeux fermés et les oreilles ouvertes. Du grand art.