
C’est encore en début d’année où je dévoile le nom des lauréats des prix Vigeants, autrement dit mon palmarès jazz 2023. Pour mémoire, Vigeant est le nom de l’ami qui m’a initié à la note bleue syncopée.
Par François Vézina
Encore fois l’exercice a été difficile, car beaucoup de très bons candidats ont dû être mis de côté. Il ne faut pas trop croire les prophètes de malheur qui annoncent pour la énième fois la mort du jazz.
Malgré l’oubli dans lequel les grands médias semblent le jeter par manque d’intérêt (encore une fois, aucun palmarès dédié au jazz dans les quotidiens nationaux ou régionaux en fin d’année), il existe encore un bon grand nombre de maisons, de producteurs et, surtout, d’artistes qui parviennent à donner un nouveau souffle à cette musique qui échappe souvent aux définitions trop définitives. Mais assez de blabla, passons au «gala».
Pour commencer, les hors-d’œuvre:
L’album sorti en 2022 mais écouté en 2023.
Ghost Story, Cécile McLorin-Salvant (Nonesuch)
Cécile McLorin Salvant refuse de s’asseoir sur ses lauriers. On connaissait déjà son formidable talent d’interprète, voici que la chanteuse laisse de plus en plus éclater des fabuleux dons d’auteure-compositrice dans cet album riche en pépites. Son écriture est nuancée, à son image d’artiste, proposant des chants déchirants à faire tressaillir les sourcils et des airs orienté vers la comédie musicale, souvent saupoudrés d’accents contemporains.
Elle fait preuve d’un même étonnant éclectisme dans le choix des reprises qu’elle interprète divinement, notamment des fabuleuses relectures de Kate Bush (Wuthering Heights), de Sting (Until) et du duo Brecht/Weill (The World Is Mean). La présence de très bons musiciens comme Sullivan Fortner (p) et Alexa Tarantino (f) contribue à faire de cet album une grande réussite.
L’album de la redécouverte :
Old and New Dreams, Old and New Dreams (ECM)
Deuxième album de ce quartette, trois ans après celui, du même nom, paru chez Black Saint. Les grands musiciens poursuivent l’aventure en gardant la même liberté de jeu et de ton que leur précédent opus. Partageant toujours la même envie de saluer l’oeuvre d’Ornette Coleman, les quatre lascars soulignent la beauté de Lonely Women et Open or Close. Eux-mêmes sont de formidables compositeurs qui se laissent inspirer par les terres africaines (Togo; Guinea). Quant à Haden, écologiste avant l’heure, il parvient à imiter le chant d’une baleine, comme si celle-ci était née à La Nouvelle-Orléans (Song for the Whales).
Et maintenant, les plats principaux:
L’album posthume
Fly or Die Fly or Die Fly or Die ((World War)), jamie branch (IARC)
Ultime enregistrement de la jeune trompettiste américaine avant son décès accidentel. Jamie branch (elle refusait les majuscules), ses partenaires du Fly or Die et quelques invités avaient pourtant le coeur à la fête agitatrice. Pour eux, la rébellion contre le conservatisme ambiant doit être avant tout joyeuse, pleine de morgue et de vie. Chaque pièce, propulsée par une section rythmique tonique, des combinaisons sonores inouïes et des improvisations lyriques, est une invitation à ne pas rester en placer, à lancer son fauteuil confortable sur les barricades même si rien n’est vraiment conventionnel. «Don’t forget to fight», implore-t-elle avec un accent punky pendant Burning Grey. Branch utilise à bon escient sa voix à la fois caverneuse et lumineuse. Pas mal pour une première fois. Enfer sans vin! C’est vraiment con la mort!
L’artiste dont il était temps de lancer un album en leader.
Short Stories, Vicente Archer (Cellar Music)
Tout vient à temps à qui sait attendre, dit l’oracle. Après avoir accompagné bon nombre de musiciens au cours des 25 dernières années, Vicente Archer enregistre enfin un album sous sa direction. À l’instar de ses partenaires de renom, Gerald Clayton (p, p-é) et Bill Stewart (batt), le contrebassiste est un formidable raconteur qui sait captiver son auditoire. Échangeant leur position de narrateur, toujours sur le qui-vive, ces trois musiciens narrent simplement ce qu’ils observent, ce qu’ils ressentent. Il s’en dégage une beauté inaltérable, mais surtout, un parfum d’authenticité bienvenue, comme en fait foi cette magnifique lecture de Message to a Friend, une composition de Pat Metheny du temps de son duo avec Charlie Haden. Oui, les histoires courtes sont souvent les plus passionnantes.
L’album le plus littéraire
Le Temps suspendu, Diego Imbert (Trebim Music)
À la tête d’un quartette sans piano, le contrebassiste français se lance dans un formidable défi: évoquer musicalement l’oeuvre de l’écrivain Marcel Proust. La section rythmique qu’il compose avec Franck Angulhon (batt) procure généreusement de l’énergie régénératrice, tels de puissants dynamos. Imbert distribue les rêves nerveux à l’aide d’ostinatos judicieusement placés. Il sait s’échapper du vieux 20e siècle pour remonter le temps jusqu’au soul-bop des années 1960. Les solistes — David el-Malek (st) et Quentin Ghomari (tp, b) — exposent les thèmes à l’unisson avant de diverger en contrepoints captivants ou en polyphonie de choc. Par un contraste d’une grande beauté, le son métallique du saxophoniste répond au jeu feutré de son partenaire. Ce temps n’a pas été perdu pour tout le monde. À chacun sa madeleine!
L’album de l’année par une saxophoniste néerlandaise
Aria, Tineke Postma (Edition)
Déjà un huitième album pour la quadragénaire toujours aussi passionnante. L’énergique saxophoniste au jeu nerveux et saccadé maintient un discours au ton résolument radical, mais parvient à maintenir un équilibre assumé entre propos vifs, colériques, et des périodes de grande sérénité non exemptes d’une certaine mélancolie. Se disant inspirée par l’art lyrique, Postma peut compter sur une section rythmique transnationale à la fois inventive et énergique pour l’alimenter, la dynamiser: l’américain Ben Monder (g), l’allemand Robert Landfermann (cb) et son compatriote Tristan Renfrow (batt). L’ensemble est tout à fait soudé. Refusant de se laisser étouffer par cette ambiance pesante, l’indomptable saxophoniste ne plie jamais sous les rythmes complexes et durs de ses partenaires et laisse parler sa grande expressivité. On ne s’ennuie jamais.
Le bel hommage à un groupe de variété anglo-saxonne originaire de Liverpool.
Your Mother Should Know: Brad Mehldau Plays The Beatles, Brad Mehldau (Nonesuch)
Après le progressif, les Beatles. En concert à la Philharmonie de Paris en septembre 2020, le pianiste américain s’attaque en solo avec un bonheur toujours renouvelé au répertoire des Fab Four. Refusant toute facilité, il a choisi de s’exprimer librement en interprétant un répertoire peu usité (Golden Slumbers et I Saw Her Standing There sont sans doute les chansons les mieux connues). Mehldau, tout en se montrant fort respectueux des mélodies, affiche des accents souvent dignes de Keith Jarrett. Ses grandes qualités d’improvisateur donnent à chaque thème de splendides nouvelles teintes inattendues. Chaque note frappée par ses mains agiles a sa place dans les magnifiques trames narratives tissées par un musicien au plus haut de sa forme. Les admirateurs de Mehldau et des Beatles, ainsi que leurs mères, trouveront chaussure à leur pied.
L’album à deux, c’est toujours bien
A Modern Songbook, Thomas Enhco et Stéphane Kerecki (Sony Masterworks)
Enregistrés lors d’une tournée dans le nord de la Francet en 2020 (à l’exception de deux numéros), Thomas Enhco (p) et Stéphane Kerecki (cb) ne perdent pas leur pour arriver à une véritable plénitude, une osmose de l’énergie et de la créativité. Interprétant un répertoire hors des canons du jazz, reprenant des thèmes de compositeurs aussi variés que Gabriel Fauré, Nick Drake, Silvio Rodriguez ou Sting, ils tirent toute la moelle mélodique de ces chansons pour des improvisations enchanteresses. Les échanges captivants nous entraînent souvent au pays des songes, vers des sites où prédominent une poésie des notes et un swing raffiné. Les deux partenaires se complètent fort bien, à la délicatesse et la grâce du pianiste se greffe le bois rigoureux du contrebassiste. Et leurs choix ne sont pas tous neutres. Par exemple: interpréter Lean on Me en période post-pandémique ou Ya Ballad de Bachar Mar-Khalifé (dont l’album du même nom a été censuré dans son Liban natal) n’est peut-être pas si innocent que ça.
L’album à géométrie complexe
As Thing Does, Michael Formanek’s Elusion Quartet (Intakt)
Compte tenu de la situation à l’échelle mondiale, que pouvons nous faire? Dans tous les cas, Michael Formanek (cb) et ses partenaires Chess Smith (batt, vib), Tony Maleby (st, ss) et Kris Davis (p), eux, refusent de se soumettre et de baisser les bras. Le quatuor bouscule l’ordre établi en détournant les éléments de langages dans un but subversif et perturbateur, tout en comprenant qu’il faille traverser des moments d’apaisement. Formanek joue avec les diverses textures, les rythmes, les lignes mélodiques, les juxtaposant savamment pour en faire les miroirs d’une réalité alternative. Ses musiciens, intrépides explorateurs des sons, traversent sans encombre les maelstroms qu’ils ont eux-mêmes provoqués, sachant que l’un d’entre eux se lèvera tel un phare dans la nuit pour éviter l’implosion. Compte tenu de la situation, il ne nous reste plus qu’à tendre l’oreille.
L’invité de dernière minute:
Owl Song, Ambrose Akinmusire (Nonesuch)
L’année 2023 est celle où le brillant trompettiste est sorti de ses propres ornières. Après un album en solo, le voici à la tête d’un trio atypique en compagnie de Bill Frisell (g) et d’Herlin Riley (batt). L’univers onirique qu’il explore est digne des vieux enregistrements d’ECM des années 1970. En compagnie des ses deux partenaires, Akinmusire, formidable improvisateur, a su trouver le ton juste. Les délicates harmonies du guitariste et de son cadet, ainsi que les pulsations imaginatives de Riley, véritable héros de cet enregistrement, soutiennent des thèmes en apparence simplets, beaux comme un crépuscule d’été à la campagne. Il n’y manque que le chant des grillons, à moins que cela ne soit celui de la chouette!
La confirmation de l’année:
Eye of I, James Brandon Lewis (Anti-)
La dernière année en fut vraiment une de vaches grasses pour M. Lewis. Pour ce très bel album en trio, James Brandon Lewis (st) fait preuve d’une réelle maturité artistique. Il refuse de se lancer dans des explorations multidirectionnelles tous azimuts, préférant prendre son temps pour orienter ses improvisations autour de fort jolis thèmes qu’il a créés en grande majorité. Il abandonne l’occupation de l’espace à ses deux partenaires, Chris Hoffman (cello) et Max Jaffe (batt) dont la puissance ouvrent la voie à des fortes dramaturgies à la fois exutoires et tragiques. Le saxophoniste peut mieux se concentrer sur ses ambitions narratives, un tâche qu’il accomplit dignement. Sa puissance d’invocation rappelle celle d’un de ses grands devanciers, Sonny Rollins. Et pour pigmenter la sauce, il modifie le cadre et les textures en dialoguant avec Kirk Knuffke (tp), le temps de deux pistes (Someday We’ll All Be Free et Even the Sparrow), ou en intégrant le groupe The Messthetics à sa section rythmique (Fear Not).
La révélation de l’année
La gagnante est : Phoenix, Lakecia Benjamin (Whirlwind)
L’album est bien celui d’une renaissance. Deux an après son accident routier qui lui a notamment brisé la mâchoire, la saxo-alto resurgit splendide, comme l’oiseau de la légende. Aidée à la production par Terri Lyne Carrington, elle propose une heureuse fusion de bop, de soul et de hip hop à l’énergie débordante de vitalité. Pouvant compter sur une formidable section rythmique, elle exécute des arrangements vifs, nerveux et inventifs. Benjamin sait faire danser les notes, tout en les enrobant d’un son généreux et calfeutré. Ses dialogues avec Josh Evans (tp), fort inspirés, ajoutent un dynamisme vital à l’ensemble. Parmi les autres invités, la toujours étonnante Dianne Reeves, la pianiste et chanteuse Patrice Rushen et la poétesse Sonia Sanchez, dont la diptyque Peace Is a Haku Word/Blast est l’un des grands moments de l’album.
L’album qui aurait été album de l’année n’eut été de l’album de l’année:
Ex Machina, Steve Lehman et l’Orchestre national de jazz (Pi)
Cet album franchement tonique est le fruit d’une collaboration réussie entre Steve Lehman (sa), l’Orchestre national de jazz sous la direction de Frédéric Maurin et l’Incam. Sous des orchestrations percutantes et des rythmiques énergisantes, l’ensemble intègre en temps réel des éléments sonores créés par une intelligence artificielle et rend hommage aux pionniers de la musique spectrale, Tristan Murail et Gérard Grisey. Maurin désintègre les timbres, les couches qui sont ensuite régurgités par un logiciel qui la relaie à de solides improvisateurs mis au défi. L’IA n’enferme pas les musiciens dans un carcan, mais les pique, leur sert d’aiguillage. Cette mise en osmose, cette fusion libératrice entre l’humain et la machine, inspire des musiciens au sommet de leur art, comme Lehman, bien sûr, Jonathan Finlayson (tp), Catherine Delaunay (cl) ou Chris Dingman (vib). Loin d’être inquiétant, l’avenir est soudainement prometteur.
L’album de l’année:
Continuing, Tyshawn Sorey Trio (Pi)
Après le grand succès critique de l’album précédent, Tyshawn Sorey convoque ses partenaires, Aaron Diehl (p) et Matt Brewer (cb), pour une nouvelle exploration des combinaisons sonores du jeu triangulaire. Un blues crépusculaire de Wayne Shorter (Reincarnation Blues), un thème d’Ahmad Jamal (Seliritus), un standard relativement connu (Angel Eyes) ou un hard bop bondissant de Harold Mabern (In What Direction Are You Headed?) reçoivent tous le même traitement, signe d’une complicité parfaite entre les membres du trio. Les riches improvisations de Diehl et Brewer s’épanouissent sous les rythmes incantatoires du patron de la séance. Chaque fois qu’ils semblent prisonniers d’une structure géométrique, ils s’en échappent par des solos imprévisibles, inversant parfois les rôles, pendant que le patron de la séance maintient la tension dramaturgique. L’histoire se continue, mais jusqu’où ira-t-elle ? Le plus loin possible, souhaitons-le.