Don Cheadle a finalement pu entreprendre, le mois dernier, le tournage de la biographie filmée consacrée au grand Miles Davis. L’acteur a dû solliciter le public pour financer son projet, les studios, ces grands amnésiques, se fichant de l’apport du musicien à la culture américaine.
Par François Vézina
Pendant ce temps, la biographie consacrée à Louis Armstrong mettant à l’affiche Forest Whitaker – et annoncée depuis 2008 – demeure dans les limbes (on n’en fait même pas mention dans la page de l’acteur sur Internet Movie Database).
Hollywood n’en a cure du jazz!
Et ça ne date pas d’hier.
Le premier film parlant a beau s’intituler «The Jazz Singer» mais ce n’est pas en barbouillant Al Jolson qu’on le transforme illico en émule de Big Joe Turner ou de Louis.
La farce s’est poursuivie dès 1930 alors qu’on consacra un film à l’usurpateur Paul Whiteman et jusqu’aux années 1950 où pullulèrent des bios de Benny Goodman ou Bix Beiderbecke et d’autres chefs d’orchestre de danse comme Gene Krupa, Glenn Miller, les machins Dorsey ou même Red Nichols (zut, Red Nichols!).
Et Sidney Bechet ? Louis ? Bessie Smith ? Duke Ellington ? Coleman Hawkins ?
Il faudra attendre 1972 pour avoir droit à un Lady Sings the Blues (Diana Ross en Billie Holiday ) et même 1988 pour un Bird (Whitaker en Charlie Parker). Quelques îlots dans une mer d’indifférence.
Notons que les Français ne sont guère mieux dans ce domaine… Django me semble être un beau sujet, non ?
Cette sécheresse d’esprit s’applique même à la post-production. Peu de musiciens de jazz se sont vu confier la responsabilité de composer la musique de film. Bon, je concède que les réalisateurs et producteurs ne sont pas entichés par l’idée d’improvisation mais certains paris ont été relevés avec panache et brio. Assez, pour déplorer que l’expérience n’ait pas été répétée plus souvent.
Il est quand même étonnant que le meilleur film sur le jazz a été réalisé par un… Français.
Cinéma et jazz. Malgré la rareté de leur relation, ces deux-là ont quand même enfanté quelques beaux bébés. Petit florilège.
Musique de film
Ascenseur pour l’échafaud (Miles Davis)
Grand amateur de la musique de Miles Davis, Louis Malle confie la musique de son film au trompettiste.
Il ne l’a jamais regretté. Miles regarde les rushes, note des idées et enregistre avec de bons jeunes musiciens hexagonaux comme Barney Wilen et René Urtreger.
La trompette du maître vagabonde dans Paris, vertigineuse, sensuelle et mélancolique. Un autre chef-d’oeuvre du Prince des ténèbres.
Anatomy of a Murder (Duke Ellington)
Enfin, quelqu’un se réveille à sur la Côte ouest et engage Duke Ellington – à peine le plus grand compositeur américain – et son alter ego Blly Strayhorn.
Les deux hommes savent aller droit au but sans rien concéder aux pompes hollywoodiennes, en n’abandonnant pas la petite note bleue. Des arrangements raffinés, des rythmes variés transforment l’essai. Les grands vasseaux du duc (Johnny Hodges, Cat Anderson, Jimmy Hamilton, Ray Nance, Harold Baker, Harry Carney, etc) participent eux aussi à l’aventure. Somptueux.
Mortelle Randonnée (Carla Bley)
La musique de Carla Bley convenait parfaitement à ce polar psychologique, hallucinante poursuite entre une meurtrière et un privé qui croit reconnaître sa fille, signé Claude Miller.
Outre une version condensée de Musique mécanique, une pièce composée quelques années plus tôt, qui n’a pas perdu son charme, Bley et sa bande s’amusent avec La Paloma qu’elles pervertissent avec leur verve coutumière.
The Falcon and the Snowman (Pat Metheny/Lyle Mays)
Pat Metheny et Lyle Mays déploient leurs grandes ailes de compositeurs pour ce petit film d’espionnage sympa de John Schlesinger.
Les deux compères aiment les grands espaces. Bien secondés par le Pat Metheny Group, ils ont composé une musique cohérente et aérienne qui ne se laisse pas asphyxier par les effets orchestraux parcimonieux mais bien réussis.
Et une surprise : une collaboration Metheny et David Bowie pour la majestueuse This Is Not America qui a figuré aux palmarès britanniques et américains.
Autour de minuit (sous la supervision musicale d’Herbie Hancock)
Hommage sans complaisance de Bertrand Tavernier aux musiciens américains de jazz exilés à Paris.
La grande réussite artistique du film doit beaucoup à ses acteurs-musiciens, dont Dexter Gordon, candidat à l’Oscar, Herbie Hancock et Wayne Shorter.
Comprenant entièrement les enjeux du film, ils magnifient un répertoire somptueux, multipliant les moments de grâce. Oui Dale, « le bonheur est une anche Rico humectée ». Lire Il est presque minuit Monsieur Tavernier ou écouter Tavernier discuter du film avec des panélistes.
Kansas City (1996)
Robert Altman fit un pari similaire lors du tournage de Kansas City, un thriller se déroulant dans la ville du Missouri dans les années 1930: ils engagent de bons jeunes musiciens (entre autres Nicholas Payton, Joshua Redman, Don Byron, David Murray, Geri Allen, Christian McBride) pour former un grand orchestre digne de Benny Moten de et de Count Basie.
Les musiciens s’amusent comme des fous en interprétant des airs de l’époque. Les cuivres s’éclatent, les saxophones tonnent, la section rythmique dynamise…
On est transporté dans l’effervescence et le bouillonnement de Kansas City, une des plaques tournantes du jazz au cours de cette décennie. Revigorant.
Hommage au cinéma
Movies (Franco Ambrosetti)
Ambrosetti et ses amis – parmi lesquels on remarque Geri Allen, Daniel Humair et John Scofield, excusez du peu – rendent un hommage au cinéma à leur façon en interprétant librement des airs de films plus ou moins célèbres comme Les Sept Mercenaires, Star Sprangled Rythm ou L’Ange bleu.
Les arrangements laissent une place aux solistes.
Version délirante de Yellow Submarine, tout à fait dans l’esprit des sieurs Lennon et McCartney.
Play Morricone 1 & 2 (Enrico Pieranunzi)
Magnifique hommage du pianiste italien à son célèbre compatriote. Pieranunzi refuse la facilité. Le répertoire est audacieux, faisant grande place à des oeuvres beaucoup moins connues, du moins de ce côté-ci de l’Atlantique, et évitant les chefs d’œuvres leoniens. Mais on n’est pas toujours en terre inconnue puisqu’il interprète aussi des extraits de Cinema Paradiso et La Cage aux folles. Le musicien, bien secondé par le contrebassiste Marc Johnson et le batteur Joey Baron, laisse parler la beauté des thèmes, se montrant volontiers charmeur mais pouvant aussi laisser libre cours à sa rage et à sa virtuosité. Il glisse parfois certaines compositions, dont la très belle Waltz for a Future Movie, qui n’a pas à dérougir face à la concurrence.
Nouvelle vague (Stéphane Kerecki)
Un candidat sérieux à l’album de l’année 2014. Le contrebassiste et ses partenaires embrassent la Nouvelle Vague, ce mouvement qui apporta une bouffée d’air frais au cinéma à la charnière des années 1950 et 1960. Le quartette se montre digne des Truffaut, Godard, Demy, Malle, en donnant une nouvelle vigueur à la musique de leurs films tout en demeurant fidèle à leur esprit libérateur et à leur poésie.
Kerecki a aussi eu la main heureuse en recrutant un sopraniste de génie, Émile Parisien, pour qui chaque note compte et qui survole l’ensemble de sa finesse toute aérienne. La chanteuse Jeanne Added apporte sa petite contribution, sans fioriture, pour des fort jolies versions de La Chanson de Maxence et de Jamais, je ne t’ai dit que je t’aimerai toujours. « Qu’est-ce que c’est, dégueulasse ? », demandait Jean Seaberg, dans À Bout de souffle… Ce n’est pas cet album qui lui aurait donné la réponse.
Le rendez-vous raté
Chappaqua Suite (Ornette Coleman)
Cet album est une triste histoire. Le réalisateur Conrad Rooks avait commandé la musique du film Chappaqua au saxophoniste libertaire. Mais, il ne s’en est jamais servi parce qu’il craignait que la trop grande beauté de la création ne nuise à l’action de son film. Sur ce plan, il n’avait pas tout à fait tort.
Sur des arrangements de Joseph Tekula, Coleman, accompagné par une grande formation et son trio, improvise à merveille, s’entendant à merveille avec Pharoah Sanders, s’aventurant dans un univers qui lui sied bien, où la majesté sauvage côtoie l’imprévu et l’étrange. Pour la petite histoire, la musique du film a finalement été confiée à Philip Glass et à Ravi Shankar.