Les Vigeant 2021 de Frank: 12 + 1

Après un an d’absence, le gala annuel des Vigeant pour les meilleurs albums de jazz reprend vie.

Par François Vézina

Malgré ce que vous savez, la musique improvisée est demeurée vivante, donnant encore des signes d’une grande vitalité, malgré les sombres prédictions d’un génial guitariste moustachu au début des années 1970 («Jazz is not dead but smells funny»).

Non seulement, notre musique favorite demeure bien en vie, mais en plus elle sent bon d’une grande variété d’arômes. Alors, sans plus attendre, voici donc notre palmarès 2021.

Le Vigeant de l’album écouté cette année, mais sorti l’année précédente.

Constantine, Théo et Valentin Ceccaldi (Brouhaha)

Les frères Ceccaldi rendent un émouvant hommage à leur père Serge, compositeur pour le théâtre. Pour interpréter des thèmes créés par leur paternel, ils ont convié les amis du Grand Orchestre du Tricot et quelques invités prestigieux comme Michel Portal (acc, cl), Émile Parisien (sa) et Axelle Besson (tp).

Tous comprennent les enjeux émotionnels et mémoriels du projet. Les arrangements foisonnants évoquent une Algérie disparue et fantasmée, le déracinement, le soleil pas toujours bienveillant du sud de la France, les fêtes de leur enfance.

La mise en tension permanente accentue les aspects dramatiques de ce retour vers un passé révolu, même si elle peut être parfois dissimulée sous un air de fête. Constantine devient une ville rêvée où la diversité s’avère féconde, magique et envoûtante, où on voudrait bien perdre pied.

Le Vigeant de l’habitué du palmarès

Tone Poem, Charles Lloyd and the Marvels (Blue Note)

Le vénérable saxophoniste et flûtiste réanime les Marvels: Bill Frisell (g), Reuben Rogers (cb), Eric Harland (batt) et Greg Leisz (g). Devant une Amérique qui sombre, le temps est au recueillement.

Interprétant des thèmes d’Ornette Coleman, de Leonard Cohen, de Thelonious Monk ou de Bola de Nueve, l’américana des deux guitaristes s’intègre fort bien au blues des trois musiciens noirs. Cette communion entre des Amériques profondes, exprimée avec une grande beauté qui, au fond, peut se rassembler, est riche de promesses.

Si le ton est souvent mélancolique, c’est qu’on pleure non ce qui est ou ce qui était, mais ce qui aurait dû être. Et fidèle à lui-même, Lloyd se rappelle de ses années passées au sein du quintette de Chico Hamilton (Prayer et Lady Gabor).

Le Vigeant de la plus belle fraternité

Brotherhood, Belmondo Quintet (Bflat Recording)

Plus d’une décennie que les frangins Lionel et Stéphane Belmondo n’avaient pas enregistré ensemble. Est-ce la mort de leur père qui les a poussés à se réunir de nouveau et de rameuter le ban? Quoi qu’il soit, la patience des admirateurs est récompensée.

Sous couvert d’hommages aux musiciens qui ont compté pour eux – Wayne Shorter (Wayne’s World), Yusef Lateef (Yusef’s Tree), Woody Shaw (Woody’n Us) et Bill Evans (Letters to Evans) – , le trompettiste et le saxophoniste, brillants mélodistes, lancent des chants d’amour fraternels aux accents parfois coltraniens, magnifiquement enrobés par une section rythmique attentive et efficace : Éric Legnigi (p), Sylvain Romano (cb) et Tony Rabeson (batt). Très beau.

Le Vigeant de l’album le plus prophétique

Live at the 55 Bar, Ben Monder, Tony Malaby & Tom Rainey (Sunnyside)

Enregistré en mars 2020, quelques jours avant le grand confinement, il serait facile d’attribuer à la pandémie le ton apocalyptique exprimé par le trio sur la scène. Mais évitons l’anachronisme. Monder (g), Malaby (sax) et Rainey (batt) prennent résolument le parti d’une certaine radicalité où prédominent les passages improvisés donnant naissance à un chaos apparent, mais organisé.

Les structures sont solides et permettent aux musiciens d’établir un rythme cyclique centré autour des turbulences provoquées par le martèlement inexorable de Rainey et les lourdes nappes de Monder. Paradoxalement, c’est cette mise en tension permanente, ce resserrement étouffant, cette forte énergie déployée qui permet au saxophoniste, véritable Sisyphe, de se réfugier dans l’œil du cyclone pour un moment d’introspection, avant que ne reparte le cycle infernal.

Le Vigeant de l’invité de la dernière minute

Side Eye NYC V1.IV, Pat Metheny (Modern)

Septembre 2019. Pat Metheny présente à ses nombreux adulateurs newyorkais son nouveau projet. Le guitariste tente d’amalgamer son jeu solaire à la sonorité d’un power trio. L’opération est pleinement réussie, grâce notamment à la poigne, à l’invention, à la générosité de ses deux compagnons, James Francies (p, synth, org) et Marcus Gilmore (batt).

La synergie entre les trois partenaires est si forte qu’on a parfois l’impression qu’ils sont plus que trois sur la scène. Mieux: la complicité entre Metheny et Francies rappelle les belles heures du guitariste avec Lyle Mays.

Au programme: des compositions anciennes revigorées comme Better Days Ahead et Bright Day Live, des inédites inspirantes comme It Starts When We Dissappear ou Zenith Blues et une version enlevante de Turnaround, en hommage à Ornette Coleman. Qui sait quelle surprise nous réservait le guitariste à la chevelure ébouriffée avant la pandémie?

Le Vigeant parce que parfois, le jazz, c’est du cinéma…

Morricone Stories, Stefano Di Battista (Warner Bros)

Quatre hommes s’avancent gaillardement, attirés, comme des mânes, vers les lueurs projetées par l’héritage d’un intarissable narrateur, Enrico Morricone, accompagnateur des rêves de plusieurs cinéastes.

Stefano Di Battista propose un programme où compositeurs célèbres (Deborah’s ThemeGabriel’s OboeThe Good, The Bad and the Ugly) côtoient des œuvres plus confidentielles, du moins de ce côté de l’Atlantique. Le saxophoniste et ses partenaires y puisent une grande inspiration et proposent de nouvelles versions attrayantes.

S’attardant sur leurs richesses harmoniques, rythmiques et mélodiques, jouant sur les teintes, le quartette démontre une nouvelle fois que ces pièces immortelles sont parvenues à vivre indépendamment du médium auquel elles étaient destinées, devenant elles-mêmes des histoires à raconter et à écouter au coin d’un bon feu.

Le Vigeant du plus bel hommage à un pianiste bop ne se nommant pas Thelonious Monk

Bud Powell in the 21st Century, Ethan Iverson (Sunnyside)

L’ex-pianiste des Bad Plus réussit avec éclat et panache son concours d’orchestrateur au cours d’un concert au Festival de jazz d’Ombrie. Le sujet de sa thèse: Bud Powell. Plus précisément, la séance du 8 août 1949 au cours de laquelle le pionnier du bop enregistra en quintette.

En compagnie de son quintette, il ré-interprète de brillante façon Boucing with BudWaitDance of the Infidels et 52nd Street Theme. Ingrid Jensen (tp) et Dayna Stephen sont bien dignes des rôles de Fats Navarro et de Sonny Rollins que leur a donné Iverson. Celui-ci signe aussi les riches et beaux arrangements exécutés magistralement par le grand orchestre réuni pour l’occasion (I’ll Keep Loving You et Un Poco Loco) et deux splendides compositions (Bud Powell in the 21st Century et Nobile Paradiso). Le jury lui décerne le diplôme avec grande distinction.

Le Vigeant du bel ovni

Black to The Future, Sons of Kemet (Impulse!)

Ce groupe britannique composé de deux saxophonistes, deux percussionnistes et un tubiste est aussi insaisissable et inclassable que l’étaient jadis les défunts Lounge Lizards.

Shabaka Hutchings et ses complices mélangent dans une grande marmite divers musiques provenant de 1000 horizons: drum & bass urbain, hip hop militant, Caraïbes, Moyen-Orient, free… Il en ressort des plats savoureux, inouïs, sulfureux, qui s’agitent dans tous les sens dans les palais.

Sous les rythmes inventifs et souvent incantatoires des percussionnistes, les deux saxophonistes se répondent, se lancent dans des improvisations nerveuses et endiablées, faisant résonner une colère jusqu’au borborygme, recréant cette tension salutaire entre apaisement et colère. «Black is Tired», récite le poète Joshua Idehen. Sans doute, mais sa musique, elle, demeure tout aussi vive et actuelle.

Le Vigeant du plus beau duo

Searching for the Disappeared Hour, Sylvie Courvoisier et Mary Halvorson (Pyroclastic)

Sous ce titre intrigant, Sylvie Courvoisier (p) et Mary Halvorson (g) présentent une série de vignettes musicales qui, à l’image des poupées russes, s’emboîtent les unes dans les autres.

Les deux musiciennes maîtrisent à merveille l’art délicat du duo: unité d’esprit, puissance d’évocation, mise en place et occupation d’un univers hors du commun à la fois onirique et cauchemardesque.

Avec elles, le champ investi n’est pas tout à fait clos, laissant la porte grande ouverte à de multiples possibilités. L’unisson, mais aussi les entrelacs, les contre-chants, l’embrouillement parfois parasitaire font naître des tensions fécondes. La perpétuelle percussion des idées en mouvement décuple la beauté d’un espace-temps improbable, mais réel. Et comme bien des aventures, ce n’est pas la destination finale qui est nourricière, mais le chemin parcouru et à parcourir. Un choc!

Le Vigeant de la confirmation de l’année

Homeward Bound, Johnathan Blake (Blue Note)

Un quatrième album à titre de leader pour le batteur de nombreux musiciens. Le quadragénaire est bien le moteur de cette réalisation bien équilibrée.

Non seulement, ses multiples figures rythmiques inventives dynamisent efficacement ses excellents partenaires, mais les structures souples mises en place donnent beaucoup d’espace de manoeuvre aux riches improvisations des David Virelles (p, pé, synth), Joel Ross (vib) et Immanuel Wilkins (sa).

La pièce-titre, fort belle, est dédiée à une des victimes du massacre de l’école Sandy-Hook, en 2012. En conclusion, une version inattendue de Steppin’ Out de Joe Jackson, qui éclate comme l’ultime pétarade colorée d’un feu d’artifice réussi.

Le Vigeant de la révélation de l’année

Daring Mind, Jihye Lee Orchestra (Montema)

Bénéficiant d’une réalisation impeccable, l’ex-chanteuse pop d’origine coréenne devenue cheffe d’un grand orchestre de jazz continue d’impressionner à son deuxième album.

Elle saisit d’instinct la complexité du langage orchestral. Dans les pas de Maria Schneider, elle mise plus sur le raffinement des arrangements que sur leur puissance.

Lee joue avec les dynamiques sonores, les teintes et une mise en place rythmique exemplaire pour évoquer en toute vérité une grande gamme d’émotions et raconter des histoires. Elle peut aussi compter sur d’excellents musiciens, comme Seth Jones (tp), qui exécutent avec brio de somptueuses partitions. Une dame à suivre au cours des prochaines années.

Le Vigeant de l’album de l’année, si ce n’était de l’album de l’année

Shadow Plays, Craig Taborn (ECM)

Enregistré peu avant le début de la pandémie de COVID-19, Craig Taborn relève avec maestria le difficile défi du concert improvisé en solo comme nul autre musicien ne l’avait fait depuis les beaux jours de Keith Jarrett.

Tout au long de ce concert admirable, le pianiste fait preuve d’un aplomb remarquable, jamais pris en défaut, jamais pris au dépourvu. Il est le semeur d’heureuses trouvailles. Taborn captive l’auditeur par sa science de la répétition, de l’espace et des nuances.

De sa main gauche patiente et puissante, il crée des ostinatos féconds, dynamos d’une pensée continuellement en éveil, qui ancrent le jeu de sa main droite aventureuse. Il raconte des histoires jamais lassantes, aux teintes et aux textures diverses. L’ensemble est saisissant de fluidité et de beauté. Les ombres de Mars peuvent être parfois être très inspirantes.

Le Vigeant de l’album de l’année

Jesup Wagon, James Brandon Lewis (Tao Forms)

Le saxophoniste rend un splendide hommage au Pr George Washington, un botaniste afro-américain, écologiste avant l’heure. Ses quatre partenaires et lui – Kirk Knuffke (cnt), Chris Hoffman (cello), William Parker (cb) et Chad Taylor (batt, perc) – s’inspirent du blues, de la polyphonie néo-orlandaise, des rythmes africains et même d’Ornette Coleman (Chemurgy emprunte beaucoup à Lonely Woman) pour souligner une vie hors du commun.

Lewis est un fin mélodiste. Les inventions énergiques de la section rythmiques dopent la synergie entre les deux souffleurs qui enrichissent leurs improvisations de nombreux passages contrapuntiques réjouissants. Quand la musique afro-américaine plonge autant dans ses racines, elle se révèle vraiment bouleversante.