L’incommensurable héritage de Jacques Canetti

Le nom de Jacques Canetti est lié à l’histoire de la chanson française comme nul autre. De ses débuts jusqu’à ses derniers disques lancés aux Productions Jacques Canetti, celui qui fut le plus grand découvreur de talents aura travaillé avec Piaf, Trenet, Aznavour, Roche, Gréco, Brel, Ferré, Montand, Brassens, Vian, Reggiani, Moreau, Signoret, Higelin, Fontaine… et même avec Félix Leclerc.

Par Philippe Rezzonico

Cette énumération d’artistes légendaires à donner le vertige est pratiquement l’abécédaire de la chanson française du XXe siècle en Europe francophone. C’est jours-ci, les raretés du catalogue Canetti arrivent enfin sur nos terres après des années d’absence.

Belle occasion de discuter avec sa fille Françoise et de faire découvrir aux plus jeunes à quel point son paternel fut en partie la raison pourquoi il y a encore aujourd’hui ce qu’on désigne de la chanson d’expression francophone, en Europe et au Québec.

Cela fait quelques minutes que je suis au bout du fil avec Françoise Canetti quand elle précise que son père a mis en marché les trois premiers disques d’Edith Piaf. J’avais beau le savoir, j’accuse le coup. On parle ici des débuts de la Môme, en 1936, quand Jacques Canetti était un jeune employé du label Polydor. Pensez-y. C’était avant la Deuxième Guerre mondiale…

La présence de Canetti dans le monde de la chanson française remonte à aussi loin et elle se fait encore sentir de nos jours, et ce, même au sein des milieux anglo-saxons. Car si Canetti a marqué l’histoire avec son flair incroyable qui lui permettait de repérer des talents bruts qui allaient devenir des diamants, il a fait plus.

« Il a inventé un métier, assure Françoise Canetti.  Cet aspect 360 degrés, où l’on conjugue production et carrière, ça n’existait pas. Il avait cette façon de dénicher quelqu’un qui lui tapait dans l’oreille et de pouvoir l’accompagner lors de ses premiers pas sur scène. »

Studio et scène

Cette dualité studio-scène allait devenir l’essence même de l’univers de Canetti après le deuxième grand conflit armé. En 1947, Il ouvre les Trois Beaudets, dans le 18e arrondissement de Paris, car il estime qu’il n’a pas assez de salles où l’on peut découvrir de jeunes artistes. L’année suivante, il devient le directeur-artistique de la branche française du géant Philips. Les années fastes pointent à l’horizon, mais Canetti se butera souvent à l’incompréhension.

Jacques Canetti. Photo Marc Enguerand.

« Il avait du courage, car quand un nouveau arrive dans le milieu, il choque l’oreille. Il n’est pas toujours adopté d’emblée par le public. Il savait qu’il fallait donner le temps à l’artiste de devenir ce qu’il serait. »

S’il fallait absolument trouver un nom qui illustre à la perfection cet aspect, ce serait bien celui de Jacques Brel.

Pour que le Belge devienne l’artiste et le mythe qu’il est devenu, il aura fallu que Canetti se batte sans relâche.

« Il a eu tellement de mal à lancer Jacques Brel! Le premier album n’a pas marché… Le deuxième album n’a pas marché… Mais mon père y croyait et on connait la suite. »

Il est vrai que les deux premiers disques de Brel n’étaient vraiment pas des chefs-d’œuvre. Un autre artiste proche de Canetti, un dénommé Brassens, avait qualifié cette période de Brel de « boy-scout ». Mais l’on comprend mieux la logique qui animait Canetti. Il avait déjà saisi qu’un artiste avait besoin de temps pour éclore. Et il a parfois dû imposer cette idéologie à ses propres patrons.

« Je comprends la notion d’économie liée à l’industrie de la musique, précise Françoise Canetti. Ce n’est pas anormal. Mais je me souviens quand mon père allait rencontrer les dirigeants de Philips, en Hollande. Ces derniers lui disaient : « Encore cet artiste! ». Et il leur avait répondu : « Si ça me plait à moi, ça plaira encore à d’autres ».

Le cas Félix

Cas exceptionnel dans le cheminement de Canetti : la découverte de Félix Leclerc sur nos terres, ce même Félix qui fera un tabac en France avant de revenir au Québec. Un artiste, qui, a visiblement laissé des traces profondes chez Françoise Canetti.

Félix Leclerc et Lucienne Canetti, l'épouse de Jacques, à Paris, en 1952. Photo courtoisie Françoise Canetti.

« Félix est, je crois, le diamant de la langue française. Il était lumineusement beau. Il avait une prestance, une aisance. Mon père l’a connu au Canada en 1950 et c’est là qu’il l’a fait enregistrer ses premières chansons avant d’aller en France où il a remporté le prix du disque.

« Mon père disait qu’il était un « accélérateur » de talents. Que lorsque quelqu’un a du talent, le succès fini toujours par arriver. Félix a été le premier auteur-compositeur et interprète d’une longue lignée. Brel, Brassens, Béart viennent après. »

Les disques Canetti

L’après-guerre verra Canetti enregistrer les premières chansons d’Aznavour, puis celle de Gréco, de Brel, de Brassens. Plus d’une décennie de succès qui ont forgé les années d’or de la chanson française.

Pourtant, en 1962, alors qu’il est au sommet de son art si particulier, à l’âge de 53 ans, Jacques Canetti démissionne de Philips à la grande surprise de ses patrons. Canetti quitte son poste de rêve au moment où Philips rachète le contrat du jeune Johnny Hallyday des disques Vogue, alors que la France s’apprête à se mettre à danser au son des musiques yé-yé et rock n’ roll.

Françoise Canetti réédite les albums que son père a mis en marché.

« Ça n’avait rien à voir contre Johnny, ni même contre le yé-yé, assure Françoise Canetti. Mon père faisait un métier artistique qui consistait à dénicher des artistes. Quand il a vu que des maisons de disques se mettaient à racheter des contrats d’artistes mis sous contrats par d’autres labels, ce fut: « Non, pas d’accord ». Il a dit à ses patrons, « Faites comme vous voulez, je vais faire le métier tel que j’en ai envie ».

C’est ainsi que c’est amorcée l’aventure des disques Canetti, reconnaissables entre tous, avec le nom des artistes signés de la main du président sur les vinyles d’époques. Simone Signoret est la première à enregistrer chez Canetti La voix humaine, de Jean Cocteau. Il y a aussi eu Jeanne Moreau qui grave Jeanne Moreau chante Bassiak. On note que ces interprètes sont associées au monde du cinéma.

La découverte Reggiani

Ce sera le cas d’une autre « découverte » de Canetti, indiscutablement sa plus belle durant les années de son propre label : Serge Reggiani.

Au moment de sa rencontre avec Canetti, Reggiani, alors jeune quarantaine, est déprimé à la suite du tournage du film inachevé d’Henri-Georges Clouzot, L’enfer, dans lequel il partageait la vedette avec Romy Schneider qui voulait casser l’image de Sissi. Reggiani a dû être hospitalisé durant le tournage à la suite des excès du réalisateur qui a lui-même fait un infarctus.

« Serge et mon père étaient chez Simone Signoret et Yves Montand (NDLR : Place Dauphine). Serge était vraiment découragé, même s’il était décidé plus que jamais à faire du cinéma. C’est alors que mon père lui demande « Qui est le chanteur qui vous double? » (NDLR : dans la pièce radiophonique L’homme à l’ombrelle blanche, de Louis Bessières, 1962)

« C’est moi qui chante, Monsieur Canetti ».

« Et mon père lui dit : « Pourrais-tu chanter du Boris Vian ? »

« Et Reggiani a répondu : « Chiche. Pourquoi pas? Rappelez-moi. »

Canetti avait beau jeu. Il devait savoir que Reggiani avait déjà interprété du Vian accompagné d’un pianiste sur les planches à La Fontaine des Quatre Saisons, qui appartenait aux frères Prévert, au début des années 1950. La suite fait partie de l’histoire.

Reggiani enregistre en 1965 un album de chansons de Vian en sur lequel figure Le déserteur et Arthur, où as-tu mis le corps? En 1967, c’est le premier album de légende (no 2, aujourd’hui rebaptisé 12 succès originaux) où l’on retrouve les premières versions de de Reggiani de Sarah, Les Loups sont entrés dans Paris, Maxim’s, Ma solitude, Le petit garçon et Ma liberté que l’artiste a éventuellement réenregistrées après son passage – ô ironie – chez Philips.

Canetti n’en restera pas là. Brigitte Fontaine, Jacques Higelin, Cora Vaucaire, Catherine Sauvage, Magali Noël seront tous partie prenante de l’écurie. On compte une foule d’albums originaux introuvables qui (re) font leur apparition au Québec cette semaine.

Jeanne Moreau chante Bassiak (1966), Serge Reggiani chante Boris Vian (1965), Judith  Magre chante Esther Prestia (1976), Catherine Sauvage chante Ferré (1979) sont réunis dans un premier coffret, tandis que Jeanne Moreau chante Norge (1981), Cora Vaucaire chante les grands auteurs (1973), Magali Noël chante Boris Vian (1965) Monique Morelli chant Louis Aragon forment le deuxième.

L’album bipartite d’Higelin et de Brigitte Fontaine (Chansons avant le déluge, 1967), le disque solo de Fontaine (13 chansons décadentes et fantasmagoriques, 1965), les 12 succès originaux de Reggiani, ainsi que des compilations de Moreau, d’Aznavour, Trenet, Brel, Brassens, Gréco, Montand, Mouloudji et Francis Lamarque sont également disponibles. La mine d’or, quoi.

Sans compter l’anthologie parue en vinyle, et ce, en 1965!, 100 chansons, de Boris Vian. L’anthologie?! Personne ne faisait des anthologies en 1965… Encore quelque chose dont Jacques Canetti peut revendiquer la paternité.

« Il a fait tout ça avec passion, joie et amour, assure sa fille. Même après son départ, nous n’avons jamais voulu, moi et mon frère, vendre sa maison de disques. On l’aurait trahi. Et aujourd’hui, on ressort tous les disques. »

Quelle bonne idée.