Il y a deux plaisirs coupables pour un critique musical : aller voir un artiste pour lequel nos attentes sont très élevées et réaliser que le spectacle a été à la hauteur de celles-ci et aller voir un concert envers lequel nous n’avons guère d’attentes et que ces dernières soit comblées.
Par Philippe Rezzonico
Étonnamment, on a vécu les deux moments, lundi soir, lors du spectacle de Bryan Ferry au théâtre St-Denis qui mettait en vedette Judith Owen en première partie.
C’est avant tout pour la Galloise que j’avais hâte à cette soirée. Parce que j’ai aimé son plus récent disque Somebody’s Child, parce que l’entrevue qu’elle a eu la gentillesse de m’accorder était fort sympathique et parce que nous, public montréalais, nous n’avions jamais eu l’occasion de la voir sur scène en dépit d’une carrière de deux décennies.
C’est d’ailleurs l’une des choses qu’Owen a noté d’entrée de jeu, en prenant place sur la scène avec le légendaire bassiste Leland Sklar et sa barbe blanche digne des gars de ZZ Top, son percussionniste portugais Pedro Secondo, la violoncelliste Gabriella Swallow et la violoniste Lizzie Ball. C’était soir de première pour elle, lors de cette dernière escale de la tournée de Ferry à laquelle elle est liée depuis des semaines.
Durant 35 minutes, elle a alterné entre la fougue tout en retenue, parfaitement maîtrisée, et l’émotion à fleur de peau. Interprétation sans faille de Somebody’s Child, son ode à une jeune sans-abri de New York; voix poignante et jeu délicat sur les ivoires pour Sweet Feet, offert en mode piano-voix, et moment touchant avec No More Goodbyes, chanson écrite pour son père au moment où il quittait ce monde.
En revanche, Owen peut être espiègle au possible quand elle offre Send Me a Line, clin d’œil ironique à notre vie technologique d’aujourd’hui, dans une mouture musicale qui est un clin d’œil au son du quartier Laurel Canyon des années 1960 et 1970. Ça aide d’avoir le bassiste de James Taylor à ses côtés, peut-on ajouter.
Elle peut même être mordante avec We Give In, une forme de dénonciation de tous les gens sans talent qui défilent aux émissions de télé-réalité. Owen sait aussi laisser toute la place qui leur revient à ses excellents musiciens, notamment durant That’s Why I Love My Baby (trépidante) et sa relecture d’Aquarius, une métamorphose de la version d’origine du film Hair, où elle joint les – larges – gestes à la parole et se déchaîne, cheveux dans le visage, pour une finale éclatante.
Disons que j’ai rarement vu un comptoir de disques pris d’assaut durant l’entracte comme ce fut le cas quelques minutes après sa prestation. Owen et ses musiciens en ont signé des tas d’albums à des gens qui, visiblement, la découvraient. On remet ça avec un spectacle en tête d’affiche au Festival de jazz, peut-être?
Du grand Ferry
Une demi-heure après Owen, Bryan Ferry et sa dizaine de musiciens ont pris place sur la scène du théâtre St-Denis. Disons que je n’avais pas gardé un souvenir impérissable de son précédent passage au même endroit, en 2014. J’avais titré ma critique : Bryan Ferry : le manque d’amour.
Rien de tout cela lundi soir. Premièrement, la qualité de la sono – contrairement à 2014 – nous a permis d’entrée de jeu d’apprécier The Main Thing, l’une des très nombreuses chansons de Roxy Music au programme, et l’accrocheuse Slave To Love, qui a donné le ton à la soirée.
Toutes proportions gardées, la sélection retenue par Ferry lundi soir était peut-être moins rassembleuse que celle de son dernier passage, du moins, pour ceux qui ne sont familiers qu’avec les succès archiconnus de Roxy Music ou de son propre catalogue, mais il y avait une cohésion et une unité de ton qui était la bienvenue.
Splendide, le solo de violon de Marina Moore en finale de Out of the Blue. Et dieu que les nombreux solos de la saxophoniste Jorja Chalmers qui ont nappés les deux-tiers des chansons étaient bien sentis et, surtout, bien entendus. La séquence centrale, où des chansons comme Bitter-Sweet, de Country Life (1974), Windsweept et Zamba ont été proposées, était une immersion totale.
Nous étions complètement happés dans l’univers de Roxy Music/Ferry et je ne voulais pas en sortir. Surtout pas durant l’instrumentale Tara, où Chalmers (saxophone), Christian Gulino (claviers), Jacob Quistgaard (guitare) et Moore (violon) ont tour à tour pris le relais pour nous envoyer dans l’espace.
Il y a trois ans, je notais que Ferry avait eu une très mauvaise idée d’installer ses claviers à l’arrière-scène plutôt qu’à côté de son micro, au centre de la scène. Il a corrigé le tir pour cette tournée et il n’y a plus aucun déficit d’attention quand Ferry chante avec sans son instrument.
Dans les deux cas, le chanteur est parfaitement à l’avant-plan. Ça nous permet de savourer d’intenses interprétations de Take A Chance with Me et de In Every Dream Home a Heartache, cette dernière, une pure merveille de mélancolie.
Ça permettait surtout de voir à quel point Ferry était impliqué cette fois. La voix a, certes, montré des signes de faiblesse en fin de soirée – More Than This n’était sûrement pas à la hauteur de la version studio -, mais jamais l’engagement de Ferry n’a fait défaut : grands sourires et pas de danse très dynamiques. On a senti le vétéran âgé désormais de 71 ans complètement investi.
Et la dernière demi-heure du concert a été un feu roulant de succès en tous genres avec Re-Make/Re-Model (impeccable interprétation), If There is Something, Avalon (dense), Love Is the Drug (groove dansant), Virginia Plain (avec participation de la foule), Jealous Guy (la belle de John Lennon), Let’s Stick Together (frénétique à souhait) et Editions of You (avec le saxophone de Chalmers qui balaie tout sur son passage).
Une finale pas loin d’être torride dans un théâtre St-Denis où tout le monde était debout au terme d’une soirée où amateurs et critiques partageaient le même verdict d’appréciation. Fichu de beau lundi soir, en vérité.