L’opéra rock de Pete Townshend, Quadrophenia, n’a peut-être pas la résonance universelle de celui de Tommy, mais c’était un vrai régal d’entendre l’intégrale de cet album de 1973 livrée comme The Who l’a offerte, mardi, au Centre Bell.
Par Philippe Rezzonico
Interprétations sensibles et inspirées, dextérité instrumentale, cohésion d’ensemble, arrangements étoffés, production de qualité et son ex-cep-tion-nel: on pouvait difficilement espérer mieux afin d’apprécier toutes les subtilités et les nuances de cette histoire née de l’imagination fertile de Townshend.
C’est aussi un magnifique retour pour The Who qui n’avait pas mis présenté de spectacle à Montréal depuis 1997. Non, l’intégrale de Tommy présentée par Daltrey à la Place des Arts l’an dernier ne compte pas, même si c’était très bon. Townshend n’était pas là…
Flanqués de huit musiciens sur scène, incluant Zak Starkey à la batterie, Pino Palladino à la basse et Simon Townshend à la deuxième guitare, Roger et Pete avaient à leur disposition tout l’arsenal voulu pour rendre justice aux compositions. On salue l’initiative de trimbaler en tournée un trompettiste et un tromboniste. Quel plaisir d’entendre des cuivres qui ne proviennent pas de synthétiseurs.
D’autant plus que Quadrophenia comprend son lot de titres qui sont mâtinés de cuivres. Sur ce plan, ceux qui ont coloré The Dirty Jobs étaient superbes.
Spectre large
Quelque part entre le concept, la narration, les chansons et les instrumentales, Quadrophenia alterne les moments de beauté (I’m One), l’introspection (Is It In My Head?) et les puissantes claques (The Rock). Durant une heure et demie, la musique a été constamment accompagnée d’une production visuelle cohérente.
Quelques titres parmi les plus longs de l’album d’antan ont servi également de trame historique. Quadrophenia faisait écho aux personnes et événements ayant précédé la carrière des Who : les rationnements de la Deuxième Guerre mondiale, la bombe atomique, Marylin, Roger Bannister, la crise des missiles de Cuba… et les Beatles.
La séquence dans le dernier droit avec Doctor Jimmy et The Rock allaient de la guerre du Viet-Nam à la mort d’Elvis, avant d’évoquer le mur de Berlin, Lady Di, les attentats du 11 septembre et l’emprisonnement des Pussy Riot.
Avec trois écrans circulaires et un autre, central et rectangulaire, le visuel accompagnait bien les propos et faisait des clins d’œil au passé des Who. On dit des Who, parce que les deux disparus sont toujours présents dans le cœur de leurs copains.
John et Keith
Durant une démentielle 5:15, le bassiste John Entwistle est apparu sur l’écran et les spectateurs ont pu apprécier le solo renversant qu’il livrait avant sa mort dans cette version étirée pour spectacles.
On vivait alors l’inverse des hommages d’Elvis présentés à Memphis durant lesquels le King apparaît sur écran pendant que ses musiciens sont sur scène. Ici, le chanteur était sur scène (Daltrey) et le musicien (Entwistle) sur l’écran.
On a répété l’exercice durant Bell Boy, chanson qui était interprétée par Keith Moon durant les spectacles des années 1970. Si on avait abusé du procédé, j’aurais été le premier à hurler à la supercherie. Mais un clin d’œil de deux minutes pour chacun des deux légendes disparues était de bon ton et prouvait à quel point ce groupe était plus soudé que d’autres. Ai-je entendu Led Zeppelin?
À 68 ans, Daltrey peut chanter la chemise ouverte sans aucune crainte, comme dans sa jeunesse. Rarement vu un estomac plat et musclé comme celui-là à son âge. Le micro tournoyait dans tous les sens, comme d’habitude, et Daltrey a encore de la teneur mélodique pour livrer Behind Blue Eyes.
Et, oui, il est encore capable de hurler le «Wouuaaahhhhhh! » d’usage durant Won’t Get Fooled Again. Le cri primal est plus court que ce que j’avais entendu à Ottawa en 2006 toutefois et, sur certains titres, la voix de Roger est moins aux avant-postes que naguère. Mais le monsieur a encore du coffre.
Cela dit, la vraie surprise, mardi, c’était Pete lui-même…
Lors de ce même spectacle de 2006, quand il avait 61 ans, Townshend semblait en faire dix de plus. Mardi, il avait l’air ragaillardi et il était aussi en feu qu’on peut l’être à 67 ans. Constat d’autant plus étonnant qu’il avait quitté durant le rappel lors du tout premier spectacle de cette tournée il y a quelques semaines. Disons que nous avions quelques appréhensions.
Non, Pete n’affichait quand même pas sa forme de ses 20 ans, certes, mais il était plus dynamique que Roger. Ça s’entendait quand il chantait avec force (I Cut My Hair) et durant des solos (ceux de Drowned et 5 :15 notamment) et ça se voyait quand il se déplaçait avec fouge sur les planches, entre deux moulinets rageurs sur sa guitare. Sidéré, étais-je.
En toute franchise, mes attentes étaient minces pour ce spectacle. Je craignais de voir un duo écrasé par le poids des ans et une œuvre désuète. J’aurai été confondu.
Visiblement, la perspective d’offrir un album intégral plutôt que de jouer le jeu des performances de grands succès aura été bénéfique à The Who. Et la hargne et le désespoir du personnage central de Quadrophenia (le jeune Jimmy) qui passe tout près de se suicider, sont malheureusement encore d’actualité.
Il fallait voir les sourires complices de Pete et Roger, surtout quand ils ont bouclé le rappel farci de bombes (Who Are You, Behind Blue Eyes, Pinball Wizard, Baba O’Riley, Wont Get Fooled Again) avec Tea & Theatre: Roger, tasse de thé de l’Union Jack à la main, Pete, avec six cordes acoustique. C’était touchant.
Il va falloir aller revoir ça dans une autre ville, je pense bien.